C’est un petit livre percutant qui débute par un aveu : «Pour ceux qui ont cru à l’utopie numérique, dont je fais partie, le temps des regrets est arrivé.» Directeur éditorial d’Arte France et ex-numéro 2 de France Télévisions, l’auteur est un patron de médias connu pour avoir été des premiers à s’intéresser au numérique dans le domaine de l’information. Le constat qu’il dresse de la façon dont cette «révolution» a changé le monde est sévère. Les rêves d’enrichissement et de partage de la connaissance, que devait apporter Internet et que vantaient tous les Patino du monde, ont succombé face aux phénomènes empoisonnant la vie démocratique : «Le dérèglement de l’information, les fausses nouvelles, l’hystérisation de la conversation publique et la suspicion généralisée.» Que s’est-il passé ? Selon l’auteur, la situation est la conséquence des choix économiques opérés par un capitalisme numérique ayant fait de «l’attention» des utilisateurs leur «marché».Dans le viseur : Google, Facebook et tous ceux qui ont capté les ressources produites par la dématérialisation des choses. «Les nouveaux empires ont construit un modèle de servitude numérique volontaire, sans y prendre garde, sans l’avoir prévu, mais avec une détermination implacable», écrit Patino, virulent.

Aussi convaincant que flippant, le livre décrit la façon dont les grandes plateformes numériques ont utilisé les acquis de la psychologie comportementale et de la «technologie de la persuasion» pour se disputer l’attention des internautes que nous sommes, sursollicités de notifications, de satisfactions et d’émotions. Des êtres dépendants des alertes d’information, des propositions de divertissement et des likes qui s’empilent chaque minute sur nos smartphones. Des «poissons rouges»,comme le titre du bouquin l’indique, incapables de se concentrer plus de quelques secondes sur un sujet, la faute à une énième distraction. En cause, «un système de récompenses aléatoires dont l’effet sur ceux qui y cèdent est comparable à celui des machines à sous». Nous serions des grands-mères de casinos rivées à la manette en espérant voir apparaître les trois «7». Poursuivant cet objectif par appât du gain publicitaire, les géants du numérique ont produit un environnement laissant peu de place au temps long, à la réflexion, à l’écoute, au débat et au doute. C’est dire que le monde intellectuellement abîmé dans lequel nous tentons de survivre aujourd’hui, qu’avait mieux anticipé Aldous Huxley que George Orwell selon Patino, est le produit d’un capitalisme sauvage ayant terrassé les utopies collectives des pionniers d’Internet en faisant semblant de s’en nourrir. «L’économie de l’attention a poussé les plateformes à créer des environnements qui collent à nos attentes. Ce qui nous entoure devient notre horizon.» Où la vue est pauvre.

Tout est-il perdu ? Le directeur éditorial d’Arte dresse un tableau déprimant mais garde espoir. D’abord parce que la machine économique de l’attention, devenue folle selon lui (il parle d’«effondrement»), commencerait à produire ses propres résistances, donc ses forces d’émancipation. Ce traité en est un témoignage, provenant d’un homme qui a largement frayé avec les Gafa et compagnie dans sa carrière (il a notamment été membre du fonds européen de Google pour la presse). Bruno Patino estime qu’il n’est pas trop tard, qu’«il n’y a nulle malédiction, l’apocalypse numérique n’est pas amorcée». A condition de s’emparer sérieusement, et très vite du sujet, en livrant plusieurs combats, dont celui d’imposer des normes d’application aux algorithmes gouvernant par l’émotion les prédateurs de l’attention. Ce programme politique est à livrer d’urgence. Mais a-t-il une chance de réussir ? On est tenté d’émettre un doute. L’animal de chair et de sang qu’est l’homme est-il anthropologiquement capable de se détourner des choix économiques faits jusque-là ?

Jérôme Lefilliâtre