• «Des espions qui observent des espions qui observent des espions»

     

    Kaspersky, l'antivirus qui venait du froid
    Accusé par Washington d'être l'œil du Kremlin, l'éditeur de logiciels Kaspersky Lab dénonce une «bataille géopolitique».

     

    Sur une photo postée sur son compte Instagram le 25 juillet à Zavidovo, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Moscou, on peut voir Eugène Kaspersky de dos, catogan grisonnant et chemise vert pomme, lever l’index droit vers le ciel – façon Travolta ? – face à une foule rassemblée sur une grande scène de concert. C’est Kaspersky Lab côté pile : l’éditeur d’antivirus, aujourd’hui l’un des leaders mondiaux de la sécurité informatique, fête en grande pompe et en bord de lac son vingt-et-unième anniversaire, et son flamboyant patron ne boude pas son plaisir.

    Côté face, c’est une autre histoire : les logiciels de l’entreprise russe sont désormais bannis des réseaux gouvernementaux des Etats-Unis. Ainsi en ont décidé le département de la Sécurité intérieure, puis le Congrès, via une loi sur les dépenses de défense qui prohibe l’utilisation des produits et des services de Kaspersky Lab par l'administration fédérale, avec prise d’effet ce lundi 1er octobre 2018. L’éditeur conteste sa mise en quarantaine devant la justice américaine. Débouté en première instance en mai, il a fait appel du jugement – l’audience a eu lieu le 14 septembre – et attend une nouvelle décision.

    Devant le pavillon de Kaspersky Lab au salon high-tech CeBIT de Hanovre, en 2017.

    En deux décennies, l’outsider venu de l’Est s’est mué en acteur de premier plan de la cybersécurité, un secteur toujours largement dominé par les fabricants américains. La PME familiale est devenue une multinationale qui revendique plus de 400 millions d’utilisateurs, un portefeuille client de quelque 270 000 structures privées et publiques, des bureaux dans 31 pays et près de 700 millions de dollars (600 millions d’euros) de chiffre d’affaires. Une success story d’autant plus singulière que 85% de ses ventes se font hors de Russie. L’efficacité de son antivirus est régulièrement saluée. De même que le travail de ses chercheurs, souvent évoqué dans la presse bien au-delà des médias spécialisés.

    Mais Kaspersky Lab est aussi, depuis quelques années, de plus en plus ouvertement accusé de liens coupables avec le Kremlin. Le passé de son fondateur – diplômé d’une université financée par le KGB et ancien employé du ministère russe de la Défense – alimente toutes les spéculations. L’an dernier, le passage du cap des vingt ans a tourné à la navigation par gros temps. Et même à la bataille rangée : outre-Atlantique, l’entreprise a été progressivement mise à l’index, avant d’être accusée, par médias interposés, d’avoir servi de bras armé aux espions russes pour subtiliser des données confidentielles à la puissante Agence nationale de sécurité, la NSA.

    «Il n’y a toujours pas la moindre preuve à l’appui des accusations contre notre entreprise. D'ailleurs, il n'y en aura pas, car il n'en existe pas.» Eugène Kaspersky

    Le conflit a fait tache d’huile. Sur le Vieux Continent, la Lituanie, les Pays-Bas et la Hongrie ont annoncé leur intention d’expulser l’éditeur de leurs réseaux gouvernementaux. Dans une résolution sur la cyberdéfenseadoptée en juin dernier, le Parlement européen «demande à l’Union de procéder à un examen complet des équipements logiciels» qu’elle utilise, en vue d’exclure les programmes «dangereux» et d’interdire «ceux qui ont été confirmés comme malveillants, comme Kaspersky Lab». A contrario, ni l’Allemagne ni la France n’ont accompagné l’offensive américaine.

    «Il n’y a toujours pas la moindre preuve à l’appui des accusations contre notre entreprise, tacle Eugène Kaspersky. D’ailleurs, il n’y en aura pas, car il n’en existe pas.» Début septembre, le PDG a finalement accepté de répondre, par écrit, aux questions de Libération. On lui a demandé comment il explique le bannissement américain : «L’hypothèse la plus probable, c’est que nous sommes vraiment bons dans ce que nous faisons.»Comprendre, sans doute, que l’éditeur russe est un concurrent sérieux aux géants américains du secteur… voire qu’il paie au prix fort la révélation de plusieurs campagnes de cyberespionnage dont le mode opératoire pointe vers les Etats-Unis et leurs proches alliés.

    Pour certains, Kaspersky Lab est un atout technologique de premier ordre dans la manche de la Russie de Vladimir Poutine. Pour d’autres, il est la victime expiatoire des tensions entre Moscou et Washington, du contexte électrique de l’après-présidentielle, marqué par l’enquête au long cours sur les accusations d’ingérence russe dans l’élection, et d’un retour de bâton protectionniste.

    C’est l’Amérique contre Kaspersky. Un chapitre supplémentaire de la cyberguerre froide qui se déploie depuis trois ans. Et une étape, sans doute, de la «balkanisation» du Net.

    C’est aussi une histoire à tiroirs où se mêlent enjeux de business et rapports de force géostratégiques, questions de sécurité nationale et instrumentalisations politiques, manœuvres de coulisses et guerres de communication, vieux fantasmes et nouveaux brouillards.

    Le soupçon

    «Vous sentiriez-vous en confiance avec le logiciel de Kaspersky Lab sur vos ordinateurs ?»

    Washington, 11 mai 2017. Dans la salle Hart 216 du Sénat américain, les chefs espions sont entendus par la commission du Renseignement, chargée d’enquêter sur le dossier, hautement inflammable, des soupçons d’ingérence russe dans l’élection qui a porté Donald Trump à la Maison Blanche. Sont assis là en rang d’oignons : le directeur national du renseignement, Daniel Coats, Mike Pompeo et Michael Rogers, alors patrons de la CIA et de la NSA, Andrew McCabe, le directeur par intérim du FBI - qui remplace James Comey, limogé par Trump deux jours plus tôt - et enfin, les chefs du renseignement militaire et du renseignement géospatial.

    C’est Marco Rubio, sénateur républicain de Floride, qui ouvre les hostilités contre l’éditeur russe. «Il est de notoriété publique que le logiciel de Kaspersky Lab est utilisé par des centaines de milliers, sinon des millions d’Américains, lance-t-il aux patrons du renseignement. Vous sentiriez-vous en confiance avec le logiciel de Kaspersky Lab sur vos ordinateurs ?»

    Six «non» catégoriques se succèdent.

    L'audience du 11 mai 2017 au Sénat américain.

    Ce n’est pas la première fois que l’entreprise moscovite se retrouve mêlée à l’enquête. Deux mois plus tôt, la Chambre des représentants a rendu publics des documents révélant que Michael Flynn, éphémère conseiller à la sécurité nationale de Trump, avait été, en 2015, rémunéré par trois entités russes ou liées à la Russie : la chaîne proche du Kremlin RT, la compagnie aérienne Volga-Dnepr Airlines et une filiale de Kaspersky Lab aux Etats-Unis, chargée de développer des solutions de cybersécurité destinées au gouvernement américain et aux «infrastructures nationales critiques».

    La maison-mère a répliqué par communiqué en expliquant que le général américain à la retraite avait été payé comme intervenant dans un forum sur la sécurité informatique à Washington. Reste que l’affaire est déjà embarrassante : Flynn est alors dans le viseur du procureur spécial Robert Mueller, qui dirige l'enquête sur les soupçons de collusion entre l'équipe de campagne de Trump et le gouvernement russe. Mueller finira par l’inculper, en décembre 2017, pour avoir menti au FBI sur la nature de ses conversations avec l’ambassadeur russe aux Etats-Unis.

    Le 13 septembre 2017, le département de la Sécurité intérieure ordonne aux administrations américaines de se débarrasser de l'antivirus moscovite.

    Mais avec l’audition du mois de mai au Sénat, la défiance envers Kaspersky Lab prend un tour officiel. A la même période, la chaîne ABC révèle que le département de la Sécurité intérieure a rédigé, dès février, un rapport secret sur l’entreprise russe. Et que le FBI enquête depuis des mois sur ses relations supposées avec le Kremlin. Quelques heures après les déclarations des chefs espions américains, Eugène Kaspersky riposte en personne, lors d’une séance de questions-réponses sur le très populaire site communautaire Reddit : «Je regrette que ces messieurs ne puissent utiliser le meilleur logiciel sur le marché pour des raisons politiques»,cingle-t-il, droit dans ses bottes. Avant de se dire «prêt à témoigner devant le Sénat» et à «répondre à toutes les questions» qu’on voudra bien lui poser.

    Mois après mois, les offensives se succèdent. Le 27 juin 2017, le FBI interroge une dizaine d’employés de Kaspersky Lab aux Etats-Unis. Le 11 juillet, l’éditeur est retiré de la liste des fournisseurs agréés pour équiper les administrations américaines. Le 13 septembre, le département de la Sécurité intérieure ordonne à ces dernières de commencer, d’ici 90 jours, à se débarrasser de l’antivirus moscovite ; la directive invoque «les liens entre certains dirigeants de Kaspersky et le renseignement russe», mais aussi le cadre légal qui «permet aux agences de renseignement de requérir […] l’assistance de Kaspersky et d’intercepter les communications qui transitent par les réseaux russes».

    Le 14 septembre, Eugène Kaspersky est invité à témoigner à Washington par une commission de la Chambre des représentants. Il accepte immédiatement. Son audition ne sera jamais mise à l’agenda.

    La marque disparaît des offres des détaillants américains Best Buy, Office Depot et Staples. Les communiqués de l’entreprise répètent, comme un mantra, qu’elle n’a de «liens inappropriés» avec aucun gouvernement et que l’ostracisme dont elle fait l’objet ne repose sur «aucune preuve».

    L'accusation

    «Des espions qui observent des espions qui observent des espions»

    A ce stade on ne parle encore, publiquement, que de suspicions. Mais le 5 octobre 2017, tout s’accélère. Le Wall Street Journal, s’appuyant sur plusieurs sources anonymes au sein de l’administration américaine, avance que des pirates informatiques à la solde du Kremlin auraient, deux ans plus tôt, siphonné des données ultrasensibles sur l’ordinateur personnel d’un employé de la NSA : le code source d’outils d’espionnage informatique, et des documents hautement classifiés. Et ce grâce au logiciel de Kaspersky Lab, qui aurait repéré ces données sur la machine…

    Cinq jours plus tard, le New York Times affirme que les espions russes ont transformé l’antivirus en «une sorte de moteur de recherche pour informations sensibles», et que la NSA en a été informée par… le renseignement israélien, embusqué dans le réseau de l’éditeur et témoin de l’opération ! Une folle histoire ainsi résumée : «Des espions qui observent des espions qui observent des espions.»

    L'éditeur moscovite nie catégoriquement avoir servi de bras armé au renseignement russe et dénonce une «bataille géopolitique».

    L’affaire est explosive. Faute de preuves tangibles, elle est aussi très nébuleuse. Une chose est certaine : le réseau de l’entreprise russe a bien été «visité» à son insu en 2015. Eugène Kaspersky l’avait révélé, décrivant comme «extrêmement sophistiqué» le logiciel espion utilisé par les attaquants. Nombre d’indices pointaient alors vers Israël.

    Autre élément, bien connu des experts en cybersécurité : les antivirus sont par nature des outils très intrusifs, puisqu’ils scannent les machines à la recherche de programmes malveillants, ou malwares. Or les plus efficaces ne se contentent pas de signaler les malwares déjà connus à leurs utilisateurs. Ils peuvent aussi, à partir de «signatures» de groupes de pirates, détecter des fichiers suspects et les rapatrier sur les serveurs de l’éditeur, afin que les équipes de recherche les analysent pour, le cas échéant, débusquer de nouveaux virus. La méthode n’est pas l’apanage de Kaspersky Lab : le leader du secteur, l’Américain Symantec, fait de même. Cette fonctionnalité – qui n’est pas active par défaut – pourrait-elle avoir provoqué la fuite des données de la NSA ? L’entreprise serait-elle complice ? Ou aurait-elle été infiltrée, ou piratée, par les espions de son pays ?

    L’éditeur moscovite, lui, nie catégoriquement avoir servi de bras armé au renseignement russe et dénonce une «bataille géopolitique». Il mène aussi sa propre enquête interne.

    D’après ses conclusions, l’antivirus a détecté en 2014, sur l’ordinateur d’un utilisateur inconnu, une archive de logiciels portant la marque de pirates informatiques de haut vol, sur lesquels enquêtait alors Kaspersky Lab : le groupe Equation. Le fichier est rapatrié en Russie où le chercheur qui l’examine y découvre non seulement des logiciels espions, mais aussi du code informatique et quatre documents Word, tous classés secret défense. Eugène Kaspersky en est averti. L’entreprise affirme que l’archive a été effacée «sur demande du PDG» et «n’a été partagée avec aucune tierce partie». Elle assure n’avoir identifié dans son réseau aucune autre intrusion que celle découverte et rendue publique en 2015.

    Le siège de la NSA, à Fort Meade (Maryland) aux Etats-Unis.

    Or Equation est un groupe d’un genre bien particulier. De l’avis de la plupart des spécialistes, il s’agit d’une unité d’élite de la NSA, chargée de pénétrer des cibles et réseaux étrangers : la TAO, pour Tailored Access Operations, les «opérations d’accès sur mesure». Le 1er décembre 2017, le New York Times révèle que Nghia H. Pho, 67 ans, membre de la TAO depuis 2006, a été mis en examen pour «rétention volontaire d’informations relatives à la défense nationale», qu’il a ramenées à son domicile. L’homme plaide coupable – il sera condamné, dix mois plus tard, à cinq ans et demi de prison. Selon les sources du quotidien, l’ordinateur personnel de Nghia Pho était équipé d’un antivirus Kaspersky.

    Le 12 décembre 2017, Donald Trump appose sa signature au bas d’une nouvelle loi sur les dépenses de défense, qui grave dans le marbre l’interdiction d’utiliser les produits et les services de l’éditeur russe dans les réseaux fédéraux américains. La disposition doit entrer en vigueur au 1er octobre 2018.

    Les réactions

    «Un mouvement de protection et de règlement de comptes»

    Lille, 23 janvier 2018. Comme chaque année, le Forum international de la cybersécurité (FIC) voit se croiser gendarmes et policiers en uniforme, cadres en cravate, «hackers éthiques» en tee-shirt et ministres en représentation. Sur le stand de Kaspersky Lab, l’ambiance oscille entre malaise et soulagement. Sans surprise, les ventes ont chuté aux Etats-Unis, mais le chiffre d’affaires global est en hausse de 8% grâce à l’Amérique latine, au Moyen-Orient et au «business to business». L’éditeur conteste le bannissement fédéral américain, le recours est dans les tuyaux. «On s’en sort plutôt pas mal», souffle le directeur général pour la France et l’Afrique du Nord, Tanguy de Coatpont.

    Sur le Vieux Continent, l’entreprise a limité la casse, avec une baisse de 2% des commandes. Dans l’Union européenne, qui compte pour un peu moins de la moitié de ses ventes, seule la très atlantiste Lituanie, à ce stade, l’a mise en quarantaine. Certes, en décembre 2017, le patron du Centre national de cybersécurité britannique – rattaché au Government Communications Headquarters (GCHQ), le service de renseignement électronique – s’est fendu d’une lettre publique enjoignant aux ministères d'éviter tous les antivirus d’origine russe là où l’accès du Kremlin aux données présenterait un «risque pour la sécurité nationale». Mais son homologue allemand, l’Office fédéral de la sécurité des technologies de l’information (BSI), a déclaré en octobre n’avoir «aucune preuve d’une faute de l’entreprise ou de vulnérabilités dans son logiciel».

    La transformation du logiciel en tête chercheuse par les services secrets russes ? «On attend toujours les preuves», lâche un haut fonctionnaire au fait du dossier.

    Quant aux autorités françaises, elles se sont bien gardées de se mettre dans la roue de Washington. A la mi-octobre, lors du grand raout des entreprises du secteur à Monaco, le patron de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), Guillaume Poupard, donnait le ton : pas de «communication qui consisterait à passer des messages indirects en s’en prenant à Kaspersky», pas de «veto envers tel ou tel antivirus», mais une piqûre de rappel sur la vigilance à observer quand on use d’outils par nature «très bavards»… et par ailleurs régulièrement pris pour cibles, parce que très répandus, par certains groupes de pirates informatiques.

    Il faut dire qu’à Paris, le scénario déroulé par les médias américains a provoqué quelques haussements de sourcils. Passe encore qu’un agent d’une unité d’élite de la NSA ait pu manipuler, au mépris de la prudence la plus élémentaire, des outils d’espionnage informatique et des documents classifiés sur un ordinateur personnel équipé d’un antivirus moscovite, a fortiori connecté aux serveurs de l’entreprise ; quant à la transformation du logiciel de Kaspersky Lab en tête chercheuse par les services secrets russes, «on attend toujours les preuves», lâchait en début d’année un haut fonctionnaire au fait du dossier.

    De l’avis de plusieurs sources haut placées avec lesquelles Libération s’est entretenu, quel que soit le fond de l’affaire, la charge américaine contre Kaspersky Lab est très politique. Verdict d’un haut gradé de la cyberdéfense : «C’est un mouvement de protection et de règlement de comptes.»

    «Les produits Kaspersky sont bons. Ils voient des choses que les autres ne voient pas.»

    Non qu’on ne manie pas, en France, les produits de l’éditeur avec précaution. «Qu’une société russe donne des informations à des services de renseignement russes, j’aurais du mal à m’émouvoir», ironise l’un de nos interlocuteurs. «Si le gouvernement russe met la pression, Kaspersky n’a pas les moyens de résister», juge un autre. Mais ce risque «structurel» ne date pas d’hier. Selon nos informations, c’est dès 2015 – dans un contexte de tensions sur l’annulation de la vente à Moscou de deux navires Mistral, et alors que des intrusions aériennes russes avaient été repérées en février au-dessus de la Manche – que la place de l’entreprise dans les réseaux de la Défense a commencé à être revue à la baisse. Son antivirus, très performant, était devenu trop présent… Le ministère des Armées s’équipe aujourd’hui auprès de quatre fournisseurs : le Japonais Trend Micro, le Finlandais F-Secure, le Britannique Sophos, et Kaspersky Lab.

    Dans les réseaux sensibles de l’Etat, nous explique-t-on, on fait fonctionner les antivirus dans des environnements isolés – dits «bacs à sable» – et on les évite «quand ça devient sérieux». On évalue «sans naïveté» les risques, qui ne sont pas tous du même ordre ; de la Russie, on craint aussi des actes de sabotage. Mais bouter l'éditeur moscovite hors de l’administration française n’est pas à l’ordre du jour. «Les produits Kaspersky sont bons,glisse, sourire en coin, un fin connaisseur du dossier. Ils voient des choses que les autres ne voient pas.»

    Dans le cyberespace, il faut se protéger de tout le monde, y compris d’alliés trop curieux. Le genre d’alliés dont Kaspersky Lab s’est fait une spécialité de débusquer l’activité.

    Le dossier

    «Un leader dans la découverte d’opérations de cyberespionnage»

    Flashback : Cancún (Mexique), 16 février 2015. Pour son grand symposium annuel en bord de mer, le Security Analyst Summit, l’éditeur russe frappe très fort en annonçant avoir mis au jour l’activité d’un groupe de pirates informatiques qu’il n’hésite pas à surnommer «l’Etoile de la mort de la galaxie des malwares». Rodomontade ? A peine.

    L’équipe de recherche de Kaspersky Lab a décortiqué sept logiciels malveillants d’une redoutable complexité. L’un d’eux présente de nombreuses similitudes avec Stuxnet, un virus découvert en 2010, attribué au travail conjoint de la NSA et des services secrets israéliens pour enrayer le programme nucléaire iranien en détraquant les centrifugeuses d’enrichissement d’uranium. Un autre ressemble fort à un outil de la NSA dévoilé par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel à partir de documents «fuités» par Edward Snowden, ancien sous-traitant de l’agence américaine devenu, à l’été 2013, le lanceur d’alerte le plus célèbre de la planète.

    L’entreprise moscovite se garde bien de désigner nommément la NSA ou de rattacher Equation à un Etat. Mais pour nombre d’experts, l’affaire fait peu de doutes : il s’agit de toute évidence de la TAO, les hackers d’élite de l’agence. Il est certain qu’avec cette publication, Kaspersky Lab ne se rend pas très populaire à Washington. Ce n’est probablement pas la première fois.

    Kaspersky Lab se garde bien de désigner nommément la NSA ou de rattacher Equation à un Etat. Mais pour nombre d'experts, l'affaire fait peu de doutes.

    Ces dernières années, les noms de malwares sophistiqués se sont accumulés au tableau de chasse de l’éditeur. En 2012, il a découvert, dans le réseau du ministère iranien du Pétrole, un ancêtre de Stuxnet : Flame, identifié par le Washington Post comme une autre opération américano-israélienne. En 2014, ce fut Regin : d’après le site d’investigation américain The Intercept, il s’agissait cette fois d’une coproduction de la NSA et de son équivalent britannique, le GCHQ. «Kaspersky Lab n’est pas seulement un éditeur d’antivirus, écrivait dès juillet 2012 le magazine Wired dans un portrait corrosif d’Eugène Kaspersky, qui mettait l’accent sur ses relations avec les autorités russes. C’est aussi un leader dans la découverte d’opérations de cyberespionnage.»

    Peut-on se faire une place sur le marché de la cybersécurité en étant l’un sans l’autre ? La capacité à détecter les attaques informatiques les plus complexes est un élément majeur de réputation. Celles-ci sont à la portée de peu d’acteurs, souvent étatiques. De ce point de vue, l’équipe de recherche de Kaspersky Lab est considérée comme l’une des toutes meilleures.

    La zone de chalandise joue sur les découvertes : bien implantée dans l’espace post-soviétique, l’entreprise découvre des armes informatiques dont l’origine américaine tient du secret de Polichinelle, quand les publications de ses concurrents pointent régulièrement vers Pékin et Moscou. Concurrents qui ne sont pas, loin s’en faut, imperméables aux liens avec les autorités et le monde du renseignement. Ainsi l’Américain FireEye, qui a enquêté sur le piratage des mails des démocrates, compte-t-il à son capital le fonds d’investissement de la CIA, In-Q-Tel.

    Pour autant, l’éditeur russe a aussi exposé, en 2013, le logiciel espion Red October, qui semble avoir été développé à la fois par des pirates chinois et par des russophones. Il a travaillé sur BlackEnergy, un logiciel malveillant utilisé notamment contre des entreprises d’électricité ukrainiennes. Aujourd’hui, le groupe APT28 (ou Fancy Bear), accusé d’avoir piraté notamment le Comité national démocrate américain pendant la campagne présidentielle de 2016 – 12 agents du renseignement militaire russe ont été à ce titre inculpés en juillet dernier par le procureur spécial Robert Mueller – fait l’objet de publications régulières.

    Reste que les découvertes de Kaspersky Lab lui ont valu une attention toute particulière. Notamment aux Etats-Unis, où le profil de son fondateur apporte de l’eau au moulin de ses détracteurs… Né en 1965 à Novorossiisk, au bord de la mer Noire, Eugène Kaspersky a grandi en un temps où la trajectoire d’un gamin très doué pour les maths et l’informatique croisait à coup sûr l’appareil d’Etat soviétique. En 1987, il sort diplômé de la Faculté technique de l’Institut supérieur Dzerjinski du KGB. Pendant quatre ans, il travaille comme programmeur dans un institut du ministère de la Défense. C’est à cette époque qu’il crée son premier antivirus.

    «Dans ces entreprises d'ingénieurs, on ne veut pas s'occuper de politique, mais c'est la politique qui s'occupe de vous.» Kevin Limonier, de l'Institut français de géopolitique

    En 1991, il quitte l’armée pour travailler chez un vendeur de produits informatiques – selon Wired, c’est son nouveau patron et ancien instructeur à l’Institut Dzerjinski qui a réussi à l’exfiltrer. Il crée Kaspersky Lab en 1997, avec sa femme Natalia : elle en est la PDG, lui dirige l’unité de recherche. Dix ans plus tard, il prend la tête de l’entreprise.

    Dans le milieu de la cybersécurité, même ses concurrents le désignent souvent par son seul prénom. Depuis dix ans, «Eugène» cultive l’image d’une «tech» russe soluble dans un réseau et un marché mondialisés. Charismatique et fort en gueule, le patron de Kaspersky Lab parcourt la planète, sponsorise l’équipe de Formule 1 de Ferrari, publie des tribunes dans Forbes ou le Guardian.

    Face aux attaques, il rend coup pour coup, de tweets fleuris en billets de blog au vitriol. En 2015, l’agence Bloomberg l’a accusé de fréquenter la banya, le bain de vapeur, en compagnie de hauts gradés des services secrets russes. Depuis, il qualifie les articles sur ses liens supposés avec le Kremlin de «journalisme de banya». Il répète vouloir «tenir la cybersécurité à l’écart de la géopolitique».

    Par les temps qui courent, c’est une quadrature du cercle. Que Kevin Limonier, maître de conférences à l’Institut français de géopolitique (IFG) de Paris-VIII, nous résume ainsi : «Dans ces entreprises d’ingénieurs, on ne veut pas s’occuper de politique, mais c’est la politique qui s’occupe de vous.»

     

     

     

     

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