A quoi mesure-t-on le succès d’une grève ? D’ordinaire, autour du siège de Radio France, face à l’entrée principale et en haut de l’escalier menant à la porte B, l’accès arrière, on trouve toujours en pleine journée des salariés en pause, qui papotent et fument des cigarettes. Mardi à 11 h 30, il n’y a pas un chat. Pas un seul employé mécontent à interroger. Avec la chaleur, les abords de la Maison ronde dégagent un parfum de 15 août. D’après les organisations syndicales, «près de trois quarts des salariés»ont cessé le travail mardi pour 24 heures (la direction évoque 42 % de grévistes). Dès l’aube, les antennes de France Inter, Franceinfo, Mouv’ et les autres étaient fortement perturbées, les programmes normaux laissant la place à des playlists musicales. Et 37 des 44 stations de France Bleu n’ont pas diffusé leur matinale locale. Des entités complètes de Radio France étaient en grève, comme le chœur musical ou le service informatique, selon les syndicats. Bref, un mouvement de grande ampleur. «90 % des journalistes d’Inter sont en grève. Je n’ai jamais vu ça» , relevait une reporter de la station, croisée micro en main dans le grand hall de Radio France, couvrant la contestation pour en rendre compte à l’antenne ce mercredi.

La raison de ce soulèvement ? Le plan d’économies présenté il y a quelques jours par la présidente de l’entreprise publique, Sibyle Veil. Soixante millions d’euros d’efforts ou de «besoins de financement» à trouver d’ici à 2022, passant notamment par un plan de 270 à 390 départs volontaires –  chiffre à ajuster en fonction des négociations sur l’évolution de l’organisation et du temps de travail. Des discussions dans lesquelles refusent d’entrer les représentants du personnel. En assemblée générale mardi midi, sous la verrière de «l’agora» de Radio France, par où tombent les rayons brûlants du soleil, les élus syndicaux chauffent les salariés. «Le mouvement est massivement suivi. Il va falloir que la direction l’entende», dit l’un d’eux, devant plusieurs centaines de personnes. «On voulait que ce soit un coup de semonce, abonde un autre. C’est réussi. Si la direction ne nous écoute pas, elle doit s’attendre à ce que cela reprenne en septembre.» Avec la menace de faire durer le plaisir. La longue grève du printemps 2015, un mois de mise au ralenti des antennes, contre un plan d’économies défendu alors par l’ex-patron Mathieu Gallet, n’a pas disparu des mémoires. Le risque d’une action similaire plane déjà sur la rentrée.

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«Logique de la calculette»

Dans une allusion à un rapport récent de la Cour des comptes, affirmant que les salariés de Radio France travaillent 192 à 197 jours par an, Valeria Emanuele, du Syndicat national des journalistes, tempête : «On nous fait passer pour des branleurs, des gens qui n’en foutent pas une. Mais qui connaît vraiment les 150 métiers de cette entreprise, les rythmes de travail, les sacrifices que l’on doit faire ? Il faut gagner la bataille de l’opinion.» Applaudissements nourris. «Quelle est la mission de Sibyle Veil ? Est-ce de protéger Radio France ? Ou est-elle à la solde d’une offensive libérale visant à liquider Radio France ?» tamponne Manuel Houssais, élu CGT, qui craint que l’amaigrissement des effectifs préfigure une fusion avec France Télévisions. «Le jour où la télé nous aura absorbés, nous serons tout petits, nous ne pèserons plus rien» ,prévient-il. Et d’appeler à la «mobilisation générale» pour éviter la «sulfateuse».

Paris, 18 juin 2019. Assemblée générale et grève à Radio France.Le chœur de Radio France entame un magnifique «hymne à l'emploi». Photo Marc Chaumeil

Dans l’assemblée, on engage la conversation avec un «précaire» de France Culture, arrivé en 2009. Dans sa situation, il ne s’est pas déclaré gréviste, les syndicats lui ayant conseillé d’attendre septembre pour rejoindre un mouvement qu’il soutient. «Le service public coûte de l’argent. C’est un choix politique que d’avoir une culture financée par l’Etat. A l’étranger, les gens écoutent nos podcasts, les concerts de nos orchestres. Radio France est un navire amiral de la culture en France. Mais on ne nous présente plus que la logique de la calculette, plan d’économies après plan d’économies.» Un instant de pause. «Et le dernier est porté par une camarade de promotion de Macron à l’ENA…» Sibyle Veil a fait partie de la même promo Senghor, en 2004, que le chef de l’Etat. La popularité de la présidente de Radio France, accusée d’endosser les choix budgétaires du gouvernement, a déjà faibli dans les rangs. «Je ne reconnais plus du tout le dialogue social de cette maison», soupire Nathalie, trente-sept ans de Radio France, aujourd’hui technicienne en région à France Bleu. «Avant, on avait des PDG qui venaient de l’audiovisuel public, poursuit-elle. Sibyle [elle l’appelle par son prénom, ndlr], elle supprime, elle supprime. Qu’elle dirige la radio ou autre chose, c’est pareil. C’est une macroniste, quoi.» Elle regrette Mathieu Gallet : «Avec lui, c’était difficile au début, mais il s’est mis à l’écoute. Les bons ­résultats de Radio France, c’est son ­travail.»

«On n’est pas un vieux truc pourri»

Cette nouvelle cure d’austérité est d’autant plus dure à avaler que les audiences de Radio France, hertziennes et numériques, sont au zénith. France Inter vient de chiper la place de première radio à RTL«On nous dit qu’on a des chiffres extraordinaires, mais on nous fout à la porte»,résume une preneuse de son avec l’air de dire : où est la logique ? «On n’est pas des nazes que personne n’écoute, argumente une assistante de réalisation, spécialisée dans la fiction audio. On n’est pas un vieux truc pourri. On se modernise, on fait du son binoral, des podcasts, de la radio filmée. Mais ils sont en train d’effacer tout ce qui permet à Radio France d’être une exception.» Illustration, alors que l’AG se termine : le chœur de l’entreprise publique, qui compte quatre formations musicales, s’approche. Sur l’air de la Neuvième Symphonie de Beethoven, il entonne un magnifique «hymne à l’emploi» : «Comme un espoir qui se lève, disent les paroles, c’est la voix des salariés qui ensemble se soulèvent pour défendre leur métier. Ecoutez ce chant sans haine, celui de nos cœurs révoltés. Face au plan de madame Sibyle, nous sommes tous mobilisés.»

Jérôme Lefilliâtre Photos Marc Chaumeil