Kamel (1) y va franchement : «C’est la dernière grande grève.» Ce conducteur de métro à Paris, la quarantaine, a décidé d’être gréviste ce vendredi contre la disparition de son régime spécial de retraite. «Si la réforme passe, ça ne servira plus à rien d’être à la RATP.» Un point de vue unanimement partagé par les agents de l’entreprise publique que Libé a interrogés. Mohamed, qui exerce ses talents sur la ligne 7, résume l’affaire ainsi : «On est entrés dans cette boîte avec des contraintes et des contreparties. Le boulot est pénible, surtout à cause des horaires. Une semaine, on va devoir se lever à 4 heures du matin et la suivante, il faudra se coucher à 4 heures. Le régime spécial de retraite, c’est le dernier avantage qu’il nous reste. C’est pour ça que les collègues sont déterminés à aller jusqu’au bout. La journée d’action de vendredi ne sera qu’un coup de semonce. Si rien ne bouge du côté du gouvernement, on ira vers une grève illimitée.»

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S’échappant d’une bouche de métro du XVe arrondissement de Paris, ces deux conducteurs sur la ligne 8 n’adopteront pas la même ligne de conduite vendredi. L’un fera grève, «évidemment», mais l’autre, tout juste embauché et encore en «période d’essai», travaillera. «Il ne faudrait pas que je me fasse remarquer par la direction», dit-il. Mais à propos du mouvement social, les collègues parlent d’une même voix. «Cette réforme risque de nous faire perdre le peu d’avantages qu’il nous reste. Et encore, on préfère parler de contreparties plutôt que d’avantages… On fait un métier pénible. On travaille en tunnel, sans lumière naturelle et dans un environnement très pollué, bourré de particules fines.»

 

L’étiquette de «privilégiés», voire de «tire-au-flanc», ils la rejettent : le corps qui subit les changements de rythme de travail, le «boucan» dans les cabines de pilotage occupées six heures trente chaque jour, le «stress d’un accident grave» sur les voies sont autant de raisons de se battre encore. Kamel précise : «A la télé, on raconte n’importe quoi sur nous, qu’on gagne plus de 3 000 euros par mois par exemple. Personnellement, c’est pas plus de 2 300 euros primes comprises. On va pas se plaindre, c’est convenable comme salaire, mais si on perd nos acquis, si on nous enlève le droit de partir un peu plus tôt à la retraite, alors ça ne vaut plus le coup.» Notamment face aux «quatre week-end sur six travaillés», «aux quatre Noël à la maison en quatorze ans à la RATP», déroule-t-il. Mohamed, lui, pense à ces congés estivaux qu’il ne peut poser librement, voyant sa femme et ses enfants qui partent en vacances sans lui : «On a accepté ce genre de trucs, c’est pour ça qu’on prend comme une trahison la volonté de revenir sur notre retraite.» Gérald, la quarantaine, est technicien sur le tramway. Vendredi, il sera non-gréviste. «J’ai besoin d’argent. Je suis un papa seul, je reviens de vacances, je ne peux pas me permettre de perdre 100 euros», justifie-t-il. Mais il partage la cause de ses collègues. «Je viens tous les matins de Melun, 60 kilomètres aller, 60 kilomètres retour. Je fais l’effort de me lever à 5 heures du matin pour embaucher à 6 heures depuis dix-neuf ans maintenant. Si j’avais su que le régime de retraite allait sauter, je serais resté à remplir les rayons au Carrefour.»

La mobilisation, à l’en croire, sera massive. «Même des chefs qui ne font jamais grève se débrouillent pour ne pas être là», sourit-il. Même sentiment chez Kamel : «C’est la première fois qu’une grève est autant suivie depuis longtemps. C’est notamment grâce à l’unité syndicale. Car jusque-là c’était pénible, un syndicat appelait à la grève tout seul, puis un autre quelques jours plus tard. Là tout le monde est d’accord.» Le bazar dans les transports en commun, ils l’assument. «On est désolés pour les voyageurs, mais c’est la seule façon de nous faire entendre», glisse Mohamed. Les deux conducteurs de la ligne 8 ne se font pas d’illusions : «Demain, les gens ne comprendront pas les raisons de la grève. Pourtant, eux aussi seront bientôt touchés par la réforme des retraites. Mais il sera trop tard…»

(1) Le prénom a été modifié.