A Angers, dimanche, la journée a été animée à l’hypermarché Casino. Pour la première fois, celui-ci est resté ouvert jusqu’au soir, grâce à un dispositif inédit pour un magasin de cette taille. Les hôtes et hôtesses de caisse ont travaillé le matin, et des machines automatiques les ont remplacés pour le reste de la journée. Ce qui a suscité l’indignation des syndicats et de certains élus. Le maire LR, mais ouvertement Macron-compatible, Christophe Bechu, s’est par exemple fendu d’un tweet accusateur à l’annonce de la décision : «Qu’une grande surface veuille ouvrir le dimanche après-midi relève d’un non-sens économique et social. Cette décision participe à une surenchère dont personne ne sortira gagnant, car une société déshumanisée n’a pas d’avenir.»

Du côté du groupe Casino, propriétaire du magasin, on a pourtant tenté de rationaliser la chose : ce n’est qu’une «expérimentation» et les salariés ne seront «pas remplacés» par des machines. Ils travaillent toujours dans l’hypermarché la semaine jusqu’au dimanche midi. A l’issue de cette première journée d’ouverture sous ce modèle mi-hommes mi-robots, le groupe s’est aussi félicité des chiffres de fréquentation : «Un dimanche matin nous accueillons entre 1 000 et 1 200 personnes, c’est 5 % du chiffre d’affaires. Sur le premier dimanche après-midi que nous avons fait, nous avons compté 500 personnes. Ce qui est beaucoup pour un dimanche.» De quoi donner des sueurs froides aux syndicats. «On est contre parce qu’ils généralisent la part des caisses automatiques. Pour nous, la machine doit aider l’être humain, pas lui prendre son travail. Au sein du groupe, ils ont beau dire qu’ils aiment les caissières, ils les préfèrent au chômage», regrette Jean Pastor, délégué syndical central CGT du groupe Casino.

Fidéliser la clientèle

 

Si le cas d’Angers a été très discuté en raison de l’ampleur du dispositif, il n’est pourtant pas nouveau : le groupe Casino a déjà étendu les horaires de 85 magasins en France cette année. Autant d’échoppes où l’on voit des automates prendre le relais des caissières le dimanche après-midi ou à la nuit tombée (lire ci-contre). Avec, pour les enseignes, l’espoir de relancer un modèle qui s’essouffle - ou «dynamiser le marché», selon les mots d’un porte-parole. «C’est aussi une réponse au e-commerce. On essaye de mettre nos magasins à disposition à 100 % pour nos clients qui ont changé de mode de consommation. Ils ont maintenant l’habitude de consommer tout tout de suite», concède-t-on au sein de Casino. Depuis leur introduction dans les magasins, à la fin des années 2000, les caisses automatiques ont toujours suscité beaucoup de débats. Avec toujours, sous-jacente, la crainte que les machines nous remplaceront tous un jour. Le débat avait traversé la dernière présidentielle. «Les caisses automatiques sont l’emblème de l’automatisation qui, après avoir touché l’industrie, touchera les services. C’est aussi symbolique parce que la grande distribution est l’un des premiers secteurs de recrutement dans le privé», explique Sophie Bernard, professeure de sociologie à Paris Dauphine et chercheuse à l’Irisso (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales). Lorsque Mathias Waelli, maître de conférences, étudie le sujet entre 2007 et 2009 pour l’écriture d’un ouvrage, le phénomène est tout récent. «A l’époque, les éléments qu’on avait montraient que les caisses automatiques étaient plus un moyen de fidéliser de la clientèle que d’améliorer la productivité. On n’avait pas du tout assisté à une baisse du nombre d’emplois», explique-t-il. Mais une dizaine d’années plus tard, les super et hypermarchés n’attirent plus les foules, ce qui fait craindre un recours de plus en plus massif aux machines pour sauver des bilans financiers désastreux. Selon une étude du groupe Nielsen publiée en juillet 2019, 57 % des super et hypermarchés français ont déjà introduit des caisses automatiques en leur sein. «En ce moment ça va tellement mal pour la grande distribution qu’ils cherchent des sous partout. Ils nous habituent à avoir moins de caissières. Ils ouvrent les magasins plus longtemps, et la machine ne paye pas de charges ni de taxes. Ils ne feront pas de plan social, mais ça se fera en douce. On ne remplace pas les départs en retraite, les CDD… Et on ajoute des machines», craint Jean Pastor de la CGT. Pire, si l’on en croit un rapport de l’Institut Sapiens, think tank sur la technologie, le métier de caissière fait partie des cinq voués à disparaître à cause des nouvelles technologies. Toujours selon l’Institut, l’extinction serait prévue dans la période 2050-2066. Pourtant, un paradoxe subsiste dans cette prédiction. Si la machine est bien présente, l’humain l’est aussi, car l’automate seul ne parvient pas à remplacer pleinement le ou la caissière.

«Outil de flexibilité»

Ainsi des vigiles, plus nombreux, sont mobilisés aux côtés des caisses pour empêcher les vols. «Leur métier change, ils se trouvent eux-mêmes impactés. Ça crée des tensions parce qu’un vigile n’a pas forcément envie de faire toute une partie du travail que faisait l’hôte ou l’hôtesse de caisse», explique la sociologue Sophie Bernard. Dans certains cas, lorsque le dispositif est nouveau dans un magasin ou que la clientèle est importante, des «animateurs» sont employés pour accompagner les acheteurs. Dans d’autres, des opérateurs téléphoniques répondent 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 à une hotline pour les clients égarés.

A LIRE AUSSILa nuit, tous les achats sont permis

Mais à la différence des caissiers et caissières, ces salariés sont employés par des sous-traitants, et non par l’enseigne. Ouvrant un nouveau débat : et si ce n’était pas les machines mais les sous-traitants qui allaient à terme remplacer les hôtesses ? Une certitude pour Sophie Bernard : «On va vers un modèle où on sous-traite énormément. C’est un peu toujours la même logique, on reporte la contrainte sur des salariés qui ne sont pas les nôtres. C’est un excellent outil de flexibilité, et les groupes s’en aperçoivent. Ils disent d’un côté "on fait des expérimentations", et de l’autre "quand on veut arrêter, c’est facile, il n’y a qu’à rompre le contrat avec le sous-traitant".» Selon elle, «l’étape d’après, c’est peut-être d’avoir recours à des auto-entrepreneurs». A Angers, Saliha Guechaichia (CGT) rapporte que des vigiles et cinq animatrices étaient présents dimanche. Tous via des sous-traitants : «Ils n’ont pas pu refuser de travailler le dimanche après-midi…» 

Gurvan Kristanadjaja