Tribune. La «mère de toutes les batailles» est donc lancée. Effectivement, pour une fois, les superlatifs ne seront pas galvaudés, la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron s’annonce comme une transformation importante et décisive d’un des piliers centraux de la société française. Un pilier dont l’édification a représenté un progrès historique : rappelons que les retraites pèsent, certes, 14 % de la richesse nationale mais que l’avènement, après la Seconde Guerre mondiale, des systèmes de retraite obligatoires a permis de sortir massivement les personnes âgées de l’indigence. Le taux de pauvreté des retraités est aujourd’hui inférieur à celui de l’ensemble de la population alors que, jusque dans les années 70, c’était le contraire. Pourtant, la résorption spectaculaire de l’indigence des personnes âgées est un progrès fragile et réversible et, pour prendre la mesure des enjeux en question, il faut rappeler le sens de cette construction qu’est l’Etat social et dont les retraites sont, avec la santé, le pivot dans la France contemporaine.

Il a été et il est beaucoup question d’inégalités dans le débat public, d’Occupy Wall Street au récent G7. Cette question, placée au centre du débat académique par les travaux des économistes Thomas Piketty ou Branko Milanovic, met l’accent sur la redistribution, les écarts entre les groupes, que ce soit à l’échelle d’un pays ou de la planète. Dans nos sociétés, les inégalités sont liées à l’importance croissante de la propriété sur les destins des femmes et des hommes. Les dividendes des actionnaires ou l’augmentation du prix de l’immobilier gonflent les patrimoines, accroissent les écarts entre ceux qui se trouvent du bon côté de la classe moyenne patrimoniale - sans même parler des super-riches - et les autres.

 

La question de l’Etat social, et en premier lieu des retraites, est à la fois proche mais également différente, sur un point décisif, de celle des inégalités. Proche parce que l’Etat social a pour vocation de donner à ceux qui ne disposent pas des avantages de la propriété privée un équivalent à travers des mécanismes de protection sociale et des services publics, et ainsi de doter les non-propriétaires d’une forme de sécurité autrefois réservée aux possédants. L’Etat social a donné une possibilité de se projeter sereinement dans l’avenir, de faire face à un aléa, de disposer d’un «quant à soi» autrefois lié à la seule possession, aux travailleurs. Grâce aux retraites, ouvriers et employés notamment, les plus dépourvus d’accès à la propriété privée, bénéficient, quoique pour des durées moins longues et avec des revenus moindres, d’une propriété de transfert quand leur force de travail est épuisée. En réalité, la «propriété sociale» dont parlait Robert Castel a au moins autant pour fonction de procurer à ces catégories modestes une capacité de projection, d’anticipation d’un avenir non exclusivement indexé au travail salarié que de lutter contre les inégalités. En changeant le système des retraites au nom de l’équité pour abolir les différences entre les régimes pluriels et complexes des catégories socioprofessionnelles après la création de la Sécurité sociale en 1945, la réforme prend acte d’inégalités réelles liées à la balkanisation des nombreux régimes mais néglige cette fonction centrale de sécurisation de l’avenir des retraites dans notre société.

En effet, alors même que la réforme est justifiée par la transparence et la simplicité d’un système universel, la retraite par points voulue par le gouvernement a pour effet de placer la fixation de la valeur dudit point dans la dépendance du pouvoir politique. Celui-ci peut donc varier en fonction des arbitrages liés aux rapports de force du moment ou de la conjoncture. La sécurité sociale procurée aux plus modestes en serait donc rendue plus vulnérable. Seuls les plus riches pourront pallier, par le recours à la capitalisation, l’hypothèse très probable d’une moindre protection de leurs vieux jours apportée par un régime général unifié et étendu. De ce point de vue, la réforme accélérerait des évolutions déjà à l’œuvre plus qu’elle n’opérerait un changement radical de direction : les réformes Fillon ayant déjà ouvert la possibilité de compenser la baisse du niveau des pensions par l’épargne privée.

On touche là un point aveugle central dans le débat. La réforme part du principe que les retraités ont été les grands vainqueurs des redistributions à l’œuvre au cours des dernières décennies. Ce constat est en partie justifié, et encore plus en France : la pauvreté s’est incontestablement déplacée des aînés vers les jeunes et les familles monoparentales. Ce phénomène a été général dans l’ensemble des pays développés mais la France a été plus loin que de nombreux autres pays, ce qui explique la quasi-disparition de la pauvreté chez les retraités d’une part et la proportion plus importante de la richesse consacrée aux retraites d’autre part, le volume des transferts et ses effets sociaux étant bien sûr mécaniquement liés. Pourtant, ce constat d’une prospérité des retraités et du niveau de vie qui leur est associé est partiel. Dès lors que l’on mesure la pauvreté autrement que par des critères monétaires, en s’intéressant à la privation matérielle et sociale (1) ou au sentiment de pauvreté, on se rend compte que les retraités ne sont pas aussi épargnés par la pauvreté qu’il y paraît.

Dès lors, la réforme ne peut partir uniquement du simple constat d’un nécessaire rééquilibrage vers les jeunes, dont rien ne dit par ailleurs que le futur revenu universel d’activité les protégera effectivement. De plus, les réformes des retraites précédentes vont, de manière prévisible, diminuer le montant des pensions. La pauvreté des retraités, problème du passé, est en passe de redevenir un problème du présent. Il est inscrit dans les paramètres fixés pour l’avenir par les gouvernements précédents. Elle est d’ailleurs déjà redevenue une réalité chez nos voisins, comme le Royaume-Uni, où un retraité sur six vit sous le seuil de pauvreté selon la Fondation Joseph-Rowntree contre moins d’un sur dix en France. L’enjeu d’une réforme des retraites du XXIe siècle ne peut s’épargner la réflexion sur cet enjeu en le renvoyant au passé. Cela ne signifie pas que le système actuel est dépourvu de défauts, notamment pour ce qui concerne les inégalités entre les femmes et les hommes, et qu’il ne faille pas y remédier. La construction du futur doit cependant reposer sur une compréhension globale des mécanismes que le passé nous a légués et sur un diagnostic précis du présent.

(1) Cet indicateur de l’Insee recense les ménages concernés par cinq privations de la vie courante sur treize considérées comme nécessaires pour avoir un niveau de vie acceptable (avoir des impayés, ne pas pouvoir manger de viande ou de poisson régulièrement, ne pas avoir de loisir ou pouvoir faire face à une dépense imprévue, etc.).

Nicolas Duvoux professeur de sociologie à Paris-VIII. Dernier ouvrage paru : «Où va la France populaire ?» (avec Cédric Lomba, PUF, Vie des idées, 2019).