• Fat positive : et si c'était négatif ?

     

     

    Hashtag Empower all bodies

    1,9 millards d’êtres humains en surpoids, 650 millions d’obèses en 2016. Alors que l’OMS tire la sonnette d’alarme, des concours Miss Ronde se multiplient, ainsi que les invitations à «s’élever contre les diktats de la minceur». À quel discours faut-il se fier ?

    D’un côté il y a les institutions qui calculent ce que représentent les gros en termes de budget (sic). Rien qu’en France, le traitement de l’obésité et des maladies liées au surpoids représente plusieurs 56 milliards d’euros par année. Soit 601 euros par an de surcoût pour l’assurance maladie (comparé à un individu de poids normal). Problème : le nombre de gros ne cesse d’augmenter (1). Pour l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) l’obésité atteint les proportions d’une «épidémie mondiale» (2). L’indice de masse corporelle (IMC) est l’indice utilisé pour chiffrer l’ampleur des dégâts. L’OMS définit le surpoids comme correspondant à un IMC égal ou supérieur à 25, et l’obésité comme correspondant à un IMC égal ou supérieur à 30. Invitant les gouvernements à favoriser l’«accès [des populations] à un mode de vie sain» et les individus à «limiter l’apport énergétique» provenant de la consommation de graisses saturées, de sucres et de sel, l’OMS favorise la vision des gros comme de malades incapables de corriger leurs mauvaises habitudes alimentaires.

    «Ronde et alors ?»

    D’un autre côté, il y a les réseaux de solidarité qui invitent à célébrer la beauté plantureuse, afin d’aider les «rond-es» (plump) à sortir du cercle infernal du stigmate, de la honte et de la perte d’estime de soi. Pour les tenants de mouvements estampillés body positive ou fat activism, il s’agit de faire évoluer les mentalités : oui, on peut être obèse et malgré tout «bien dans sa peau». Sur Buzzfeed, une jeune femme témoigne : «Les blogs de Gaëlle Prudencio, de Stephanie Zwicky (Big Beauty) venaient à peine de démarrer et j’ai été comme éblouie. Elles étaient grosses. Bien habillées. Avaient l’air heureuses. De clic en clic, je me suis peu à peu retrouvée dans des forums sur des sites peu connus du grand public comme Vive les rondesou Ma grande taille, avec des femmes grosses qui venaient chercher la même chose : des images d’elles. Un reflet de leurs propres corps à travers une lueur positive.» Des concours de Miss «Plus Size» sont créés partout dans le monde, porteurs du même message : «assumez-vous telle que vous êtes, et pas telle que la société voudrait vous voir.» Problème…

    Problème… Ce message est-il approprié ?

    Ce mouvement qui «prône l’amour de soi» n’est pas sans susciter la critique. Que cache cette injonction impossible à «s’aimer» ? A quoi rime de dire aux gros-ses qu’ils et elles devraient «s’assumer» ou être «fièr-es» de leur gras ? Il est déjà si difficile d’accepter ses petits défauts que c’est comme imposer une double peine aux obèses : sois XXL et tais-toi. Endosse ton poids et be happy. Encourager les gros-ses à «s’accepter» c’est, d’une certaine manière, faire l’impasse sur les causes de leur surpoids et nier l’existence d’un problème. Pour le sociologue Alain Ehrenberg, auteur de L’Individu incertain (Hachette, 1995), le problème vient de ce que les sociétés modernes poussent sans cesse l’individu à faire la preuve qu’il contrôle son destin et son apparence… ce qui, inévitablement, génère l’apparition de troubles du contrôle. «Alors que les exigences qui pèsent sur l’individualité vont croissant, le souci de soi — de son image et de sa capacité à “assurer” — constitue un problème général.»

    Dans une société d’hyper compétition, il faut rester au top

    Pour Alain Ehrenberg, plus une société exige des individus qu’ils gèrent leur vie comme une entreprise (qu’ils soient performants, autonomes, motivés, efficaces), plus cette société génère par réaction des dysfonctionnements comportementaux liés à l’angoisse de l’échec : dépression, toxicomanie, addictions, boulimie, compulsions… Ces troubles ont un point commun : des individus perdent le contrôle et l’estime d’eux-mêmes. Qu’ils mangent sans pouvoir se limiter ou qu’ils sombrent dans l’autodévalorisation dépressive revient au même. «Nous sommes responsables de nous-mêmes à un point jamais égalé dans l’histoire des sociétés modernes, explique le sociologueCette augmentation de la responsabilité nous rend, dans son mouvement même, plus vulnérables». Soumis à des injonctions toujours plus culpabilisantes, sommés d’êtres toujours plus responsables de nous-mêmes et toujours plus compétitifs, nous nous laissons déborder par le sentiment de notre impuissance.

    Ce «poids» croissant que chacun est pour lui-même

    Pour certain-es, ce débordement s’inscrit dans la chair : ils et elles «payent de leur corps», ainsi que le formule Alain Ehrenberg qui compare les silhouettes des obèses avec des formes de révolte. Autrefois, dit-il, quand «la prise en charge collective des destins individuels était attribuée à des institutions», les individus entraient en lutte dans la rue. «Aujourd’hui la responsabilité de ces mêmes destins est de plus en plus reportée sur l’individu lui-même», qui intériorise sa révolte et la somatise. Cette révolte ne se traduit plus en actes de guerre mais en conflits internes : je ne devrais pas faire ceci de façon excessive (manger, boire, jouer, me droguer, baiser, etc) et pourtant je le fais. Maintenant, la question des troubles alimentaires (des drogues, des compulsions, etc) «doit dans une large mesure être interprétée en fonction de ce poids croissant que chacun est pour lui-même», explique Alain Ehrenberg qui dénonce avec insistance l’aspect profondément toxique des injonctions à se dépasser sans cesse pour rester dans la course.

    Plus l’individu est pressurisé, plus il est avide de reconnaissance

    De façon révélatrice ces injonctions vont toujours de pair avec un étalage public de la vie privée. Plus les individus sont pressurisés (plus ils doivent faire la preuve qu’ils sont des battants), plus ils sont avides de reconnaissance (plus il y a des selfies sur les réseaux sociaux et des émissions de télé-réalité). Le problème, explique Ehrenberg, c’est que cela augmente le contrôle public de la vie privée. Plus l’individu demande à être validé par le regard des autres, plus il se fragilise. Raison pour laquelle les mouvements body positive ou fat positive sont si pervers dans leur fonctionnement : appelant les gros-ses à montrer qu’ils et elles sont heureux de leur corps, ces mouvements nient la part de révolte que ces corps expriment – escamotant leur dimension transgressive et parfois même mettant leurs souffrances au silence, sous couvert d’“empowerment”. Pire encore : ces mouvements renforcent l’emprise du public sur le privé puisqu’ils encouragent les gros-ses à se mettre en scène comme des personnes épanouies (et qui acceptent de s’exposer sur Internet à tous les commentaires), au point d’ostraciser ceux et celles qui auraient le malheur d’évoquer le mot «régime».

    Interdit de maigrir ?

    Sur son blog intitulé Coups de gueule de Lau, une «angoissée énervée de la vie» témoigne : «Le mouvement body positive ne devrait pas être source d’injonctions. Et pourtant, il l’est parfois. Que ça soit envers les gros.ses qui cherchent à maigrir, envers les personnes racisées qui cherchent à lisser leurs cheveux pour se conformer à un look “occidental”, envers les femmes qui utilisent la chirurgie esthétique pour avoir un corps qui soit plus à leur goût, ou plus facilement acceptable socialement, le message body positive n’est pas toujours tendre. J’ai ainsi pu voir des gros.ses se faire basher pour avoir parlé de régime, des personnes racisées se faire enjoindre (de préférence par des blanc.hes qui n’ont pas à subir la pression sociale sur leurs cheveux) à ne pas lisser leurs cheveux. J’ai vu des femmes se faire traiter de potiches parce qu’elles parlaient d’une opération de chirurgie des seins.» Son article s’intitule «Les limites du body positive».

    Les limites du body positive

    Si les gros-ses cherchent à maigrir, cela prouve qu’ils et elles se détestent. Le mouvement body positive ne saurait admettre une telle réalité. Il s’agit de défendre l’image de personnes obèses sûres d’elles, au nom d’une cause : pour les body positive, le but est de remettre en cause les normes culturellement construites de la beauté. Autrement dit : le but est detransformer (par un tour de passe passe pernicieux) le symptôme d’une crise profonde de l’individualisme en une simple revendication pour le droit d’être trouvé beau-belle. Il s’agit d’éliminer toute trace de «trouble» dans l’ordre d’un monde voué aux apparences du bonheur et à l’image de soi. Raison pour laquelle ce mouvement accouche aussi de concours de beauté, censés redonner aux grosses confiance en elles-mêmes et qui non seulement réduisent les femmes à leur capital esthétique mais reproduisent la logique pathogène de la compétition. Encore une fois, le piège se referme : il s’agit pour les grosses de faire la preuve qu’elles peuvent «réussir», atteindre «l’excellence», «prendre le dessus» et «surpasser» leur carence narcissique…

    N’y a-t-il pas dans ces mots d’ordre la radicalisation d’un trait d’époque où la quête d’une image positive de soi s’accompagne inévitablement d’un discours renforçant l’obligation de ne compter que sur soi-même pour trouver sa place, pour donner du sens à sa vie et pour s’attribuer de la valeur?

     L’OMS en veut pour preuve que 2,8 millions de personnes au moins décèdent chaque année du fait de leur surpoids ou de leur obésité. Source : OMS.

    « L'idée selon laquelle le petit déjeuner est le repas le plus important vient-elle d'un lobby ?reportages photos sur les villes espagnoles »