• Reportage en Ukraine avec ceux qui restent pour résister à l'envahisseur russe

      08h33 , le 20 mars 2022
    • Par
    • Karen Lajon
    • Envoyée spéciale, Kiev (Ukraine)

    Ceux qui ont choisi de rester en Ukraine croient en la possibilité de gagner la guerre. Par patriotisme et par défi

    De gauche à droite et de haut en bas, cette semaine à Kiev : Irina Belova, 59 ans, cantatrice et professeure de chant, avec son époux, Vadim Vinnik ; Alexander Sokolov, notaire, 51 ans, a rejoint une brigade de défense territoriale ; le colonel Andreï Dubovik, 55 ans, retraité, a repris du service ; Kristina Iachan, 28 ans, médecin anesthésiste.

    De gauche à droite et de haut en bas, cette semaine à Kiev : Irina Belova, 59 ans, cantatrice et professeure de chant, avec son époux, Vadim Vinnik ; Alexander Sokolov, notaire, 51 ans, a rejoint une brigade de défense territoriale ; le colonel Andreï Dubovik, 55 ans, retraité, a repris du service ; Kristina Iachan, 28 ans, médecin anesthésiste. (ALFRED YAGHOBZADEH/ABACA POUR LE JDD)
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    Un dernier petit réglage sur le piano. Touche blanche, touche noire, Irina Belova, 59 ans, s'apprête à donner une leçon de chant avec l'une de ses élèves, mais à distance. Chacune règle son téléphone, la vidéo est mise en marche, le contact est établi. Soprano-alto au Conservatoire national de musique à Kiev, Irina a chanté la dernière fois en public le 23 février, veille de la guerre. « Tout était normal, dit-elle, encore effarée. On a discuté de la qualité de notre performance, on a suggéré des pistes de travail pour le lendemain, pour un autre récital. » Qui n'aura jamais lieu.

     

    Sur 28 élèves, seuls trois sont encore dans la capitale, les autres ont fui le pays. Irina a refusé de partir. « J'ai gardé en mémoire les histoires de maman qui me racontait la guerre de 40. J'ai considéré que cela aurait été une trahison envers elle et notre patrie ». Alors, elle et son mari, le baryton Vadim Vinnik, se sont retranchés au rez-de-chaussée de leur maison achetée récemment pour leur retraite à l'extérieur de Kiev. Les instruments ont été installés dans le petit salon, à portée de main. Le couple n'a pas d'enfants.

     

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    La musique est toute leur vie. « Chanter, c'est vivre, exister », souffle-t-elle. Mais l'impensable est arrivé. « Je ne pourrais plus jamais interpréter le répertoire russe. » Jusqu'ici, elle chantait encore mais depuis deux jours, sa voix s'est éclipsée. « Je n'ai pas décidé, c'est venu comme çà, la musique est toujours là mais dans mon coeur ». Le couple se regarde. Vadim est assis, Irina debout derrière lui. Une dernière fois, leurs voix s'élèvent, soprano-alto et baryton au service de leur nation blessée dans un moment de pure magie.

     
     

    Les Ukrainiens ne veulent pas laisser un pouce de terrain à l'ennemi russe

    Ce sont des Ukrainiens qui ont choisi de rester. Comme leur président Volodymyr Zelensky, ce héros inattendu, en tee-shirt kaki militaire, la barbe de plusieurs jours et qui s'adresse avec autant de naturel aux grands ce monde qu'à son peuple. Une armée de femmes et d'hommes galvanisés par une force qui les dépasse, par un héroïsme qui ne relève plus du petit écran mais de la vie percutée par la mort. Une armée de braves avec ou sans fusils.

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    « Même si demain il part, lâche Vladimir l'ex-légionnaire, il est notre président à vie. Il se bat, nous nous battons, il meurt, nous mourons. » Le courage d'une nation face à l'ogre russe qui croyait pouvoir l'avaler d'une seule bouchée. Tous ont répondu à l'appel du chef et chacun participe à sa façon à l'effort de guerre. Que ce soit l'ancien militaire qui rempile, le chef d'entreprise qui laisse tomber les profits pour la nourriture gratuite, le notaire qui rejoint les brigades de défense territoriale, la directrice du Musée du cinéma qui lutte non sans douleur pour préserver l'identité ukrainienne, le sportif de haut niveau, le médecin ou encore l'informaticien, les Ukrainiens affichent leur résistance et leur volonté de ne pas laisser un pouce de terrain à l'ennemi russe.

     

    Les jeunes manquent d'expérience. Ils savent à peine quoi faire avec leurs armes et leurs tanks, ils ont besoin de nous 

    Il y a des engagements évidents. Comme celui du colonel Andrey Dubovik, 55 ans. Vingt-ans au service de l'armée ukrainienne dont dix-huit dans les Forces spéciales. Son domicile est un tribut à sa vie militaire. Munitions, obus, grenade, l'homme vit et respire le kaki. Il a fait partie de Sector Droit (Parti ultranationaliste) et son nom de soldat est Sensei, sage en Japonais. Il s'est immédiatement porté volontaire pour la brigade de séfense territoriale. Son expérience du combat est recherchée d'autant qu'il bénéficie d'une petite notoriété.

    Il est celui qui a descendu le premier soldat russe qui est entré sur le sol ukrainien, en 2014. Andrei a commencé par bunkeriser son propre quartier avant de prêter main-forte aux gars en poste à la sortie d'Irpin, verrou stratégique au nord-ouest de Kiev. Les évacuations sont terminées et la vraie bataille a commencé dans le centre. « Les jeunes manquent d'expérience, ce sont encore des enfants, se lamente le vieux briscard, ils savent à peine quoi faire avec leurs armes et leurs tanks, ils ont besoin de nous ». Andrei ne se fait aucune illusion sur Vladimir Poutine. "Il va bombarder Kiev. Il ne s'est pas gêné en Syrie. Personne ne peut l'arrêter, sauf quelqu'un de son cercle en Russie et cela peut prendre du temps."

    Champion olympique en tir à l'arc individuel en 2008 et résistant en 2022

    Dans une autre partie de la capitale ukrainienne, Alexander Sokolov, 51 ans, notaire de profession, patrouille avec le sérieux du jeune novice. Ils sont des centaines à avoir fait la queue pour rejoindre la brigade de défense territoriale. Beaucoup ont été renvoyés mais pas lui. Alexander est du genre costaud mais ne cesse néanmoins de réajuster les 20 kilos de gilet pare-balles qu'il a sur le dos. Il était à Maïdan en 2014.

    « Je venais après le bureau, une heure ou deux, ou passait le matin. » Grand amateur de golf, il concède que d'ordinaire, il réfléchit puis agit mais qu'en tant que soldat, il doit s'entraîner à faire le contraire. Il désigne les Russes comme des sauvages.  « Le sang est sur les mains de nos ennemis. » Il côtoie des gars comme Stephan, 36 ans, vétéran du Donbass, blessé mais déjà prêt à repartir. Ou encore Ivan, 29 ans, programmeur en informatique et pilote de drone.

    Le profil type des nouveaux soldats recherchés aujourd'hui. La High Tech au service des méthodes plus conventionnelles de la guerre.  « Je savais qu'avec ma profession, je pouvais être utile, explique Ivan, une cigarette électronique à la main. Je me suis engagé dès le 3ème jour du conflit. J'ai reçu un entraînement intensif du maniement des armes mis pour le reste, casque et gilet pare-balles, c'est une autre histoire ».

    Viktor Rouban possède une arme qui ne lui serait d'aucune utilité sur le terrain ukrainien. Il a été champion olympique en tir à l'arc individuel en 2008. Il aurait pu partir dès les signes avant-coureur du conflit. Mais lui aussi a été gagné par la fibre de la résistance. Quand on apprend un peu étonné qu'il sort de l'entraînement, il explique : "Au cas où l'on pourrait intégrer une compétition internationale et porter les couleurs de l'Ukraine… A défaut de tirer une flèche entre les yeux de Poutine."

    Le pope de leur église qui vient apporter des sacs de nourriture aux gars en faction

    Sur un autre front, à la sortie de la capitale sur la route de Vinnystia, on tombe sur le check-point  qui surplombe la rivière Irpin. Ce sont des volontaires locaux de la défense territoriale qui tiennent le périmètre. Valery, 44 ans et Alexi, 43, deux baraques imperméables au froid mordant, et pas peu fiers d'expliquer qu'ils sont des cosaques d'Ukraine et que « si les Russes passent par là, ils se feront tirer dessus comme les chiens qu'ils sont ».

    « On protège notre terre ». Une voiture surgit, les deux businessmen reconvertis en soldat lancent à peine un regard, ils connaissent très bien l'homme en soutane. C'est le pope de leur église qui vient apporter des sacs de nourriture aux gars en faction. Le religion n'échappe pas à la guerre. Elle est déchirée entre ceux qui gardent le lien avec le patriarche de Moscou et les autres qui font sécession. Des états-d'âmes que le pope en noir n'a pas du tout.

    « Le patriarche Kirill n'est plus rien à mes yeux ». Plus tard dans la semaine, alors que Irpin se vide de ses habitants, un autre pope, Kapelan Mycola Medeguskyi, 48 ans, originaire des Carpates et issu du Bataillon Kulchitsky, bénit à tout va les hommes qui lui tombent sous la main. En soutane kaki, une grosse croix en bois autour du cou, il pose sa main sur le front de ses ouailles effrayées et qui font comme si la guerre ne leur faisait pas peur.

    « Mon devoir est de soutenir le moral des troupes, souligne l'homme d'église, et je sais que l'on va vers la victoire. » Lui aussi ne cache pas son rejet de la maison mère de Moscou. « Je ne la reconnais pas, clame-t-il, c'est le bras armé spirituel de l'occupation russe contre lequel je suis en guerre depuis 2014 ».

    Roman Vinogrodov donne gratuitement à manger à la population et aux soldats

    Nourrir les soldats et la population qui a refusé de partir ou s'est retrouvés coincés. La Fabrique, boulangerie française au cœur de Kiev, a décidé de s'en charger. Croissants, pains au chocolat et pains aux raisins ont fait leur réapparition. Fermée dès le lendemain du début de la guerre, les patrons français partis, Andrei Kolednik, 40 ans, quatre enfants, a pris sur lui pour ouvrir à nouveau le magasin. « Nous ne sommes plus que cinq sur vingt mais nous avons tenu à être là. Ce n'est pas tant pour l'argent que pour faire partie de l'effort commun dans cette guerre ».

    Comment faire savoir aux habitants de Kiev terrés chez eux que leur boulangerie avait ouvert ses portes? « Par les réseaux sociaux et le bouche à oreille a fait le reste ». Ainsi, au troisième jour de guerre, pouvait-on à nouveau sentir les effluves des pâtisseries. « Les clients nous remercient, dit-il, encore. Ils ne viennent pas seulement manger, ils trouvent aussi que c'est une parenthèse dans leur journée d'angoisse, un lieu où la vie, il n'y a encore pas si longtemps, était normale ».

    Plus loin, à Odessa, Roman Vinogrodov, joint par téléphone, a mis sa famille à l'abri et sa fortune au service de la guerre. Propriétaire d'une chaîne de restaurants, notable de la ville, il a décidé de remettre en route un de ses établissements et de donner gratuitement à manger à la population et aux soldats. « Je refuse de partir, dit-il, tout comme ma famille. C'est la première fois depuis 400 ans que le peuple ukrainien s'unit contre l'ennemi. Poutine ne va pas s'arrêter là, ne vous y trompez pas. » Roman garde un souvenir vivace de son passage en France dans ses chez le grand Paul Bocuse, dans ses jeunes années. « C'est mon dieu », s'exclame-t-il, visiblement nostalgique d'une vie douce et calme. A mille lieux du fracas des armes de son existence aujourd'hui.

    Notre président est là, qui serions-nous de ne pas faire comme lui

    Dans cette résistance nationale spontanée, les femmes ne sont pas en reste. Il y a celles qui ont pris les armes mais pas seulement. On les trouve autant dans les beaux quartiers de la capitale que dans les hameaux proches des lignes de front. Elles ont en commun d'avoir refusé la fuite. « J'aurais pu, glisse Tatiana Pavlikova, 49 ans, aisée financièrement et qui fait des courses pour les retraités de son immeuble. Notre président est là, qui serions-nous de ne pas faire comme lui. »

    Une question que Olena Goncharuk, directrice du Musée du cinéma à Kiev ne s'est pas posée. Elle a le douloureux privilège de sélectionner ce qui doit être sauvé ou pas. Une responsabilité qu'elle exerce avec une certaine intensité. « Le film ukrainien existe depuis les années 1920. Notre mémoire cinématographique est restée cachée en Russie jusqu'en 2013, date à laquelle nous avons pu commencer à collaborer avec eux pour rapatrier ces trésors.»

    Maïdan un an plus tard a coupé net ce travail d'approche. « Il n'y a pas de doute que la Russie va vouloir à nouveau s'efforcer d'effacer l'identité ukrainienne. Je vais chaque jour au musée, je dois choisir ce qui va partir ou rester, je suis à l'agonie mais je dois le faire, je ne peux imaginer le scénario du pire. Ce serait comme donner au violeur le moyen de me violer ». Olena traverse le hall, s'engouffre dans l'ascenseur, le bâtiment est vide, à l'exception d'un gardien.

    Chez les femmes médecins rencontrées, la notion de devoir est encore plus vivace. Elles ont toutes un savoir qui peut aider la nation. Comme la dermatologue Marya Yarochenko, 32 ans, qui admet qu'il lui est difficile de faire autrement. Son propre père, médecin, a refusé de quitter Marioupol où sa clinique a été détruite. « Il ne veut rien savoir, soupire sa fille, maintenant, il parcourt la ville au volant d'une ambulance. Entre lui et le président, ce sont deux figures masculines imposantes, je me voyais mal ne pas essayer d'être à la hauteur ».

    Les gens sont très stressés, la peau parle toujours 

     

    Désormais, elle consulte en visio ou à domicile quand il s'agit de délivrer des médicaments ou de faire des piqûres. « Les gens sont très stressés, la peau parle toujours ». Christina Yachan, 28 ans, sort de l'hôpital en jogging blanc, les cheveux attachés en queue de cheval. On lui donne 15 ans mais elle en a 28 et a déjà connu les horreurs du conflit à Donetsk, en 2014.

    « J'étais en deuxième année de médecine, raconte la jeune anesthésiste. J'ai acquis un savoir-faire en accéléré et je l'applique aujourd'hui à nouveau. » Chaque jour, elle voit arriver civils ou militaires. La vie et la mort passent entre ses mains. Rien ne semble l'ébranler. « Le peuple est derrière Zelensky parce qu'il est derrière le peuple. Il a réussi à unir et élever les Ukrainiens aux yeux du monde. Nous restons parce que nous sommes forts et que nous vaincrons ».

    Loubov Mochalova, 50 ans, exerce l'un des plus beaux métiers, elle est gynécologue obstétricienne. Elle vient de  passer sa nuit dans l'abri de la clinique qui fonctionne encore. Elle fait défiler les photos sur son téléphone. Des bébés qui viennent de naître et des mamans épuisées mais toutes ravies devant ce miracle du cycle infini de la vie. « Entre nous médecins, glisse-t-elle, avec un brin de superstition, j'avoue que l'on préfère la naissance des filles. Ce sont les hommes qui se battent le plus souvent.» Une façon de conjurer le sort et d'éloigner la guerre mais qui n'a pas été exaucé jeudi soir. Un petit garçon est né à 21h18.  


  • Reportage

    En Ukraine, Irpin sous le feu des bombes

    Dans cette petite ville située aux portes de Kiev et que l’assaut des troupes russes a défiguré, la population vit comme hébétée, sous le choc d’une intervention insensée. Des volontaires tentent d’évacuer les habitants qui refusent encore de quitter les lieux.

    Publié le
    Samedi 19 Mars 2022
    Pierre Barbancey
    Des habitants passent devant un corps gisant au milieu d’une route alors qu’ils évacuent la ville d’Irpin. Le 10 mars 2022, les forces russes sont arrivées jusqu’à cette banlieue nord de Kiev. Les villes au nord-ouest de la capitale, Irpin et Bucha, subissent des tirs d’obus et des bombardements depuis plus d’une semaine. © Aris Messinis/AFP
    Des habitants passent devant un corps gisant au milieu d’une route alors qu’ils évacuent la ville d’Irpin. Le 10 mars 2022, les forces russes sont arrivées jusqu’à cette banlieue nord de Kiev. Les villes au nord-ouest de la capitale, Irpin et Bucha, subissent des tirs d’obus et des bombardements depuis plus d’une semaine. © Aris Messinis/AFP
     

    Surtout ne pas se tromper de route ! À gauche, celle qui monte mène tout droit vers le campement de l’armée russe, où sont positionnés des chars. Celle de droite permet d’atteindre les premières maisons d’Irpin, une bourgade située à une petite vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Kiev. Depuis qu’un maigre corridor humanitaire s’est ouvert, Evgueni, la quarantaine passée, multiplie les allers-retours au volant de sa voiture pour aider à évacuer les 65 000 habitants de la ville bombardée. Il n’hésite pas un seul instant. Il roule à toute allure, connaît le trajet par cœur : les dos-d’âne où il faut ralentir, les nids-de-poule à éviter et, surtout, les croisements d’où pourrait débouler un tank.

    La désolation devant les maisons endommagées par un bombardement de l’aviation russe, le 13 mars 2022. © Dimitar Dilkoff/AFP
    La désolation devant les maisons endommagées par un bombardement de l’aviation russe, le 13 mars 2022. © Dimitar Dilkoff/AFP

    Pavillons défoncés, immeubles touchés par des obus

    Irpin était sans doute une petite ville coquette située sur une rive de la rivière Irpine, un affluent du Dniepr. Là vivaient les salariés des entreprises environnantes alors que les champs alentour fournissaient la capitale en légumes. C’est du passé. Irpin n’a pas été détruite, mais elle est salement endommagée : pavillons défoncés, immeubles touchés par des obus. La limite nord, celle qui jouxte la ville de Boutcha, est particulièrement dévastée. Des combats intenses s’y sont déroulés. Au prix de lourdes pertes, l’armée ukrainienne est parvenue à faire reculer les colonnes russes. Pour combien de temps ? Les Ukrainiens ont fait sauter le pont qui enjambe la rivière afin d’empêcher l’accès à Kiev. Les forces spéciales ukrainiennes s’occupent de multiplier les escarmouches, particulièrement efficaces contre les tentatives ennemies, alors que l’artillerie pilonne sans cesse les positions adverses, teintant le ciel de panaches noirs à chaque retombée des projectiles. Après trois semaines de guerre, l’étau s’est néanmoins resserré sur Kiev.

    Evgueni (à droite), chauffeur de taxi, aide une vieille femme à évacuer Irpin, où de violents combats ont lieu depuis près d’une semaine entre les armées ukrainienne et russe. © Alfred Yaghobzadeh
    Evgueni (à droite), chauffeur de taxi, aide une vieille femme à évacuer Irpin, où de violents combats ont lieu depuis près d’une semaine entre les armées ukrainienne et russe. © Alfred Yaghobzadeh

    Evgueni, le chauffeur, n’en a cure et circule dans les rues pour embarquer ceux qui tentent de partir. « Je continuerai jusqu’à ce que je n’aie plus d’essence ! lance-t-il comme un défi. Certains ne veulent rien entendre et comptent rester, mais il faut les convaincre. » C’est ce que fait Vassilissa, une jeune volontaire qui vient de Kiev. Avec patience, elle fait le tour des immeubles, quartier par quartier, malgré le danger. Elle nous confie – sans autre explication – qu’elle est en contact avec l’armée russe et parvient à coordonner les départs. « Si les Russes me disent non, on ne bouge pas. S’ils ne disent rien, c’est qu’on peut entamer le chemin du retour. » Des autorisations données non pas pour l’ensemble de la ville, mais quartier par quartier. La veille, elle avait essuyé un refus pour cette même zone, « sans doute parce qu’elle est située en lisière de Boutcha ».

     

    « S’il le faut, je serai la dernière à rester »

    Marcher dans ces rues désertes – apercevoir quelques silhouettes fugitives dont on ne sait ni d’où elles sortent ni où elles vont –, où siffle un vent glacial, a quelque chose d’angoissant. D’autant que le danger n’est pas loin. Devant un supermarché sans client mais à la porte ouverte, Vassilissa signale que « les soldats russes sont venus se servir puis sont repartis ». Dans une cour où se trouvent plusieurs personnes, les traits tirés, elle explique : « Les Russes sont très proches. Aujourd’hui, on a réussi à venir mais il faut partir car on ne sait pas ce qui va se passer. » Tout le monde la regarde comme étonné. Personne ne veut partir. Olga, la gardienne de l’immeuble, une forte femme au caractère visiblement bien trempé, intervient. « Je refuse de vivre n’importe où, n’importe comment. S’il le faut, je serai la dernière à rester. Nous habitons ici, pourquoi devrions-nous quitter nos maisons ? » À ce moment-là, il reste 17 personnes sur 250 vivant habituellement dans ce bâtiment.

    Irpin, 13 mars 2022. La ville au ralenti, des rues presque désertes. © Dimitar Dilkoff/AFP
    Irpin, 13 mars 2022. La ville au ralenti, des rues presque désertes. © Dimitar Dilkoff/AFP

    Olga a pris les choses en main. En sergent-major autoproclamé, elle a mis en place la préparation de repas chauds, la distribution d’eau et celle de bois pour que tout le monde puisse se réchauffer. L’haleine de certains suggère qu’ils ont trouvé d’autres moyens pour lutter contre le froid. Et, bien sûr, Olga a organisé des patrouilles « pour la sécurité », comme elle le précise de façon… désarmante. L’optimisme de cette dame a quelque chose de fascinant, qui la délivre de toute peur. On sent dans ses propos une intime conviction. Elle avertit son petit monde qu’« il ne faut pas être agressif avec les Russes et (qu’) il faut leur parler tranquillement. Tout ce qu’il faut, c’est attendre qu’ils partent. Ils ne vont pas rester. L’Ukraine va garder ses frontières ». Forte de cette conviction, elle va « rester et attendre que tous les voisins reviennent. On refera alors tout et on deviendra un pays florissant ».

    « Poutine a des ambitions impériales »

    À 84 ans, ancienne géologue, Galina voudrait y croire. Elle est seule. Son fils est à Kiev. « Il est très inquiet pour moi », dit-elle en nous prenant la main et en se mettant à pleurer. Elle suit Vassilissa au point de rendez-vous où on va venir la chercher. Elle ne cesse de demander : « Est-ce que je fais bien de partir ? » La volontaire la rassure avant de la faire monter dans la voiture. Evgueni arrive puis repart sur les chapeaux de roue, direction le pont brisé. Une nouvelle épreuve pour tous ces déplacés avec le franchissement de la rivière sur des planches en bois brinquebalantes.

    Les habitants traversent le pont détruit, qui enjambe l'Irpine, pour fuir la ville d’Irpin. © Alfred Yaghobzadeh
    Les habitants traversent le pont détruit, qui enjambe l'Irpine, pour fuir la ville d’Irpin. © Alfred Yaghobzadeh

    Eva, 25 ans, jeune mariée, est arrivée de Boutcha avec sa mère, Olga, 54 ans. Rassurées d’être à Kiev après les souffrances vécues ces dernières semaines, malgré les menaces pesant sur la capitale à ce moment-là, elles sont, comme beaucoup, complètement assommées. « Je ne comprends pas pourquoi une chose pareille se passe, avoue la première. Que veut Poutine ? Je suis russophone mais je parle ukrainien aussi. » La seconde abonde dans le même sens. « Poutine a des ambitions impériales. Il justifie cela en disant qu’il veut sauver la population russophone d’Ukraine, dont nous faisons partie. Mais nous ne voulons pas être sauvés par Poutine. » Pour la fille, « nous vivions bien avant l’invasion russe, même si, économiquement, ce n’était pas magnifique ». La mère ne ressent pas de nostalgie pour la période soviétique, au contraire, mais remarque que, « sous l’URSS, nous avions la médecine et l’éducation gratuites. Pour les études de ma fille, nous avons dû payer 1 000 euros par an, ce qui est très cher au regard des salaires aujourd’hui chez nous ». En Ukraine, le salaire minimum est de 145 euros par mois. Eva n’a plus qu’une envie : « Dormir sans les explosions des bombes. Je veux vivre et me sentir en sécurité. »

     

    « Nous avons tous de la famille en Russie et en Biélorussie »

    Cette Russie si loin si proche est aujourd’hui devenue symbole de destruction en Ukraine. Et pourtant, tous les liens ne sont pas coupés. À l’instar de Viktoria, 63 ans, consciente de ne pas pouvoir « aller en première ligne » pour se battre, mais qui « donne, via les réseaux sociaux, des informations sur ce qui se passe vraiment » à ses amis russes. Convaincue que « les mots n’ont plus d’importance », elle pense que, « maintenant, ce sont les armes qui doivent parler ». Sa crainte ? « Que Poutine appuie sur le bouton rouge, ce qui serait une catastrophe pour tout le monde. » Une éventualité qui la terrifie. « Il faudrait que tous les présidents se mettent autour d’une table pour qu’il n’y ait plus d’arme nucléaire », plaide-t-elle. Une éventualité évidemment impossible en temps de guerre.

    Tatiana, ancienne salariée d’un centre scientifique, essaie de calmer ses chiens, qu’elle n’a surtout pas voulu abandonner. Elle a décidé de quitter la ville, en colère, elle précise « ne plus vouloir rien avoir affaire avec la Russie car elle a détruit nos vies ». © Alfred Yaghobzadeh
    Tatiana, ancienne salariée d’un centre scientifique, essaie de calmer ses chiens, qu’elle n’a surtout pas voulu abandonner. Elle a décidé de quitter la ville, en colère, elle précise « ne plus vouloir rien avoir affaire avec la Russie car elle a détruit nos vies ». © Alfred Yaghobzadeh

    Non loin de là, en provenance d’Irpin, Tatiana, 53 ans, essaie de calmer ses nombreux chiens, des épagneuls japonais, qu’elle n’a surtout pas voulu abandonner. Elle a cette phrase étonnante : « Nous avons attendu jusqu’au dernier moment pour partir, quand nous n’avions plus de nourriture, ni pour nous ni pour les chiens. » Cette ancienne salariée d’un centre scientifique se demande « pourquoi il y a cette guerre, alors que nous avons tous de la famille en Russie et en Biélorussie ». Elle ne voit qu’une solution : « Il faut que la bête meure. À cause d’elle, deux pays se battent, ce qui crée de la haine pour les années à venir. » Ce qui semble déjà être le cas. Si son seul souhait est d’« en finir avec la guerre et (de) pouvoir rentrer à la maison », elle précise « ne plus vouloir rien avoir affaire avec la Russie car elle a détruit nos vies ».

     




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