Tribune. Qui a oublié le vocabulaire utilisé par le ministre de l’Intérieur pour définir l’arrivée d’étrangers en France ? «Afflux massif de migrants», «crise migratoire», «territoires submergés»… Les campements, les rassemblements de tous ces indigents dans les rues ou sous les ponts étaient insupportables. Il fallait ou les accueillir ou les éloigner, ce qui fut fait : il fut procédé à des tris qui «en même temps» élisaient certains à l’accueil et refoulaient les autres ou les plaçaient en centre de rétention. Mais demeuraient encore ces masses agglomérées devant les préfectures ou les institutions dédiées aux demandeurs, dans l’attente d’un rendez-vous.

Tous ces migrants, qui s’entassaient là dès la première lueur du jour, parfois même la nuit tombée, étaient dans leur droit ; certains étaient même munis d’un papier portant la date et l’heure de leur prochain passage.

Les textes prévoient l’accès au droit d’asile, comme ils disposent des conditions pour déposer un dossier de demande de titre de séjour. Le délai entre l’arrivée en France et la demande d’asile est compté (trois mois maximum), de même la durée de validité des pièces à déposer à la préfecture. Il ne faut pas traîner. C’est pourquoi, par grappes, ils se pressent pour attendre et espérer. Mais leurs files trop longues, trop compactes sont des images de la honte.

Alors, pour délivrer le pavé de ces cohortes de migrants, un éclair de génie a illuminé un jour l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), tutellisé par le ministère de l’Intérieur : «Dématérialiser les rendez-vous» ! Substituer l’informatique à l’urbain, les signes au corps. L’informatique va poursuivre proprement le travail que fait mal - parce qu’ostensiblement - la police : chasser, éloigner, effacer. Depuis le 2 mai 2018,en Ile-de-France, pour accéder à la plateforme de demande d’asile, il faut téléphoner. Après enregistrement de la demande, la convocation est envoyée par retour par SMS. Et pour être reçu à la préfecture, il faut consulter le site internet, les préfectures d’Ile-de-France ayant généralisé leur préférence pour la robotisation des rendez-vous.

Quid des demandeurs d’asile qui n’ont pas de téléphone ? Comment faire quand la ligne est toujours occupée ? Un effet de cette solution géniale n’avait peut-être pas été envisagé, ou bien il a été rejeté d’un revers de la main : la saturation du réseau. Non seulement les migrants doivent réitérer leur appel après quarante-cinq minutes d’attente mais ils ne parviennent jamais à joindre les préposés au téléphone. Que font les demandeurs d’asile après une dizaine de tentatives ? Ils lâchent, avec un sentiment d’humiliation, d’impuissance, de déréliction encore accru. Leurs histoires de mauvais traitement, de menaces graves, de persécutions mentale et physique ne s’arrêteront-elles donc jamais ? Avant même de toucher le but qu’ils anticipent, l’indifférence les renvoie à leur inexistence.

Qui, au ministère de l’Intérieur, s’en offusque ? Son but n’est-il pas atteint ? Fini, les files d’attente, les campements à proximité de la plateforme, les sacs de couchage qui jonchent le trottoir du boulevard de la Villette. Fini le spectacle de ces corps meurtris en déshérence.

Le Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s (Gisti) et une dizaine d’associations engagées auprès des migrants ont saisi le tribunal administratif et, dans leur requête, ont demandé la condamnation de l’Ofii, du ministère de l’Intérieur et de deux préfets. Dans son ordonnance du 13 février, le juge des référés a enjoint l’Ofii de recruter au moins deux agents supplémentaires pour être en mesure d’enregistrer les demandes d’asile. Jusqu’à aujourd’hui aucun changement n’a été constaté (1).

Aucun changement notable et, à certains égards, la situation a même empiré. En effet, l’Ofii, voyant affluer les demandeurs d’asile à qui les conditions matérielles d’accueil ont été refusées ou retirées sans explication écrite, a décidé que toute réclamation devrait se faire par téléphone. Un rendez-vous serait attribué à l’issue de l’entretien téléphonique.

Les migrants les plus informés prennent contact avec «les associations» ou un avocat. Beaucoup de recours sont exercés au tribunal administratif, et ils encombrent la justice certainement, mais il y a un bénéfice pour le gouvernement à cela. Même si à la suite de recours, l’Ofii doit s’exécuter, combien de migrants, découragés, auront abandonné ?

Cette politique de fatigue, de la démoralisation-dissuasion est encore mise en œuvre par les préfectures. Avant de déposer leur dossier, les migrants sont invités à consulter le calendrier des rendez-vous disponibles sur le site de la préfecture. Et de rendez-vous, il n’y en a pas.

Que ce soit pour un premier dépôt de dossier ou pour un renouvellement, la procédure est la même, elle passe par Internet, et ne passe pas !

Dans la plupart des dossiers, il y a une promesse d’embauche ou un contrat de travail. Si le dossier n’est pas traité dans les trois ou six mois, l’employeur peut tout à fait refuser de geler l’emploi plus longtemps et lâcher le préposé pour un autre candidat disponible.

Les chefs du bureau, les préfets savent combien il est difficile de rassembler les preuves de cinq ans de présence en France quand on n’est nulle part, les bulletins de salaire quand on n’est pas autorisés à travailler, un contrat travail quand on n’a pas de références. Ils le savent mais «grâce à Dieu» le site n’est-il pas saturé ? Et ceux qui pianotent sur leur téléphone portable jour et nuit parce que leur emploi est en jeu, la famille et le logement avec, qui les voit ? Ceux qui sont à nouveau hantés par la peur des contrôles, la crainte d’une obligation de quitter le territoire et l’angoisse de la clandestinité, qui s’en soucie ? Existent-ils vraiment ? Il y a le droit et l’accès au droit ; l’accès a remplacé l’attente, l’algorithme l’antique procédé du comptage, et les migrants dématérialisés les migrants vivants - qui vont à nouveau se rendre aux hospices de la Chapelle !

(1) https://www.lacimade.org/acces-procedure-asile-idf/

 

Gaëtane Lamarche-Vadel philosophe