• "Notre médecine est dépassée. Elle doit s’attaquer à l’alimentation, à la pollution, au travail"

     

     

     

     

    Dans "Réformer la santé : la leçon de Michel Foucault", le docteur Laurent Vercoustre plaide pour un "réseau où tous les acteurs coopèrent autour du patient". Grand entretien fouillé.

    Par Anne Crignon

    Publié le 15 août 2018 à 10h56
     

    Gynécologue-obstétricien au Groupe Hospitalier du Havre, retraité depuis peu, Laurent Vercoustre vient de publier un livre intitulé «Réformer la santé: la leçon de Michel Foucault». L’essai est surprenant à plus d’un titre. Autour d’une réflexion inspirée par la fréquentation assidue de l’œuvre de Foucault, le médecin affirme que le «triste désordre» dont souffre l’hôpital n’a rien à voir avec l’esprit d’entreprise et de rentabilité qui colonise les couloirs des CHU. Selon lui, le problème central tient à notre conception totalement dépassée de la médecine.

    En effet, ce ne sont plus les maladies infectieuses qui dominent dans le paysage sanitaire du XXIème mais les maladies chroniques, comme le diabète ou l’obésité. Dès lors, continuer de mettre l’hôpital au cœur du système de soin lui semble absurde. C’est la prévention, affirme-t-il, qui, en toute logique, devrait être la priorité, en réponse aux maladies chroniques de plus en plus fréquentes. La prévention, hors de l’hôpital donc. La prévention en amont pour ne pas perdre la santé, axée non pas sur le traitement médicamenteux mais sur le mode de vie, avec une attention toute particulière portée à l’alimentation. Nous avons demandé à Laurent Vercoustre de nous expliquer son point de vue.

     

    BibliObs. C’est la lecture de Foucault, écrivez-vous, qui vous mène à faire le diagnostic des maladies dont souffre notre système de santé. En quoi les outils conceptuels d’un philosophe disparu depuis trente ans peuvent-ils aider? 

    Laurent Vercoustre. Jusqu’à Foucault, la philosophie s’intéressait à des problèmes tel que l’existence de Dieu, l’être, la liberté, bref à des sujets très généraux. Foucault inaugure une philosophie qui a pour objets des problèmes de société. Les titres de ses principaux livres en témoignent: avec son «Histoire de la folie à l’âge classique», Foucault s’attaque à la psychiatrie, avec «Naissance de la clinique» il s’empare de la médecine puis ce sera «Surveiller et punir» qui a pour objet la prison et ce sera enfin son «Histoire de la sexualité».

    C’est une nouvelle forme de philosophie. «Je suis un diagnosticien du présent», proclamait-il. «J’écris pour être utilisé», confiait-il dans une interview. Il voyait ses livres comme de «petites boîtes à outils» : «Si les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, de telle idée, telle analyse comme d’un tournevis ou d’un desserre boulon, pour court-circuiter, disqualifier les systèmes de pouvoir eh bien c’est tant mieux.»

    L’un des concepts-clés de Michel Foucault pour penser la médecine est le «biopouvoir». Qu’est-ce donc?

    C’est le pouvoir sur la vie, né à la fin du XVIIIe siècle. A cette époque, les gouvernants prennent conscience que la puissance d’une nation dépend essentiellement de sa population. Un citoyen du XVIIIème siècle sait que la population «est le plus précieux trésor du souverain». Ce que nous appelons «Santé publique» aujourd’hui est en quelque sorte le nom du biopouvoir. La santé publique n’est pas l’expression de la philanthropie des États. Elle vise à développer une population nombreuse, active, au service de ces États en jouant sur les processus de natalité, mortalité, longévité. La finalité du biopouvoir est d’accroître la force productive des populations.

    « Tout est normal » est la phrase que chacun espère entendre à l’issue d’une consultation ou d’un examen. Or vous présentez la notion de normalité comme  un «redoutable instrument de pouvoir»…   

    Oui et justement parce que le biopouvoir doit s’appuyer sur des individus en bonne santé et aptes à produire. Il faut donc que s’opère un tri, une sélection, et c’est là que la norme intervient. Le biopouvoir a réalisé une jonction entre les aptitudes sociales des individus et leur statut biologique. C’est pourquoi la science médicale a servi de référence pour définir ces normes.

    "Le biopouvoir a autorité pour faire basculer des millions d’individu du côté du normal ou du pathologique"

    Auriez-vous un exemple ? 

    Il a fallu attendre 1980 pour que l’homosexualité soit retirée du «DSM», le «Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders», qui est la nomenclature internationale des maladies mentales. Cette année-là, des millions d’individus sont passés du statut de malade à celui de bien-portant. Vous voyez donc que le biopouvoir a autorité pour faire basculer des millions d’individu du côté du normal ou du pathologique, en fonction de sa stratégie. Mais Foucault va plus loin encore. Il oppose en effet le biopouvoir à l’ancien pouvoir du souverain. Pendant des siècles, les souverains avaient droit de vie et mort sur leurs sujets. Leur pouvoir était de faire mourir ou de laisser vivre. L’axe du biopouvoir - ou encore de la biopolitique, autre terme employé par Foucault - est tout différent: il est de faire vivre ou de laisser mourir.

    C’est un peu abstrait… 

    Il faut que je m’explique sur cette sentence à la fois abstraite, radicale et un peu terrifiante. Prenons l’exemple de la Chine et de la politique de l’enfant unique, c’est le type même d’une stratégie biopolitique. Pour faire vivre dans des conditions décentes, ou pour nourrir si vous voulez la population chinoise, il est impératif de limiter sa démographie, ce qui a abouti en Chine à l’élimination des filles. En Occident, la biopolitique a été le plus souvent de favoriser la natalité, mais dans les pays asiatiques marqués par une surpopulation, elle s’exprime dans le sens inverse.

    Dans notre pays, le dépistage de la trisomie 21 répond entièrement à une logique biopolitique. On retrouve en effet ici tous les caractères. Sa finalité - faire vivre et laisser mourir - se manifeste sous sa forme extrême puisqu’il est question de «faire mourir», pour décharger la société du poids financier lié à la survie des trisomiques et optimiser une vie sociale présumée meilleure sans ces enfants- là.

    N’est-il pas manichéen de réduire ce dépistage à un seul enjeu financier?   

    Bien sûr, il n’y a pas que l’enjeu financier, il y a aussi notre regard sur ces enfants trisomiques «qui ne sont pas comme nous». Et quand nous disons «qu’ils ne sont pas comme nous», c’est bien que nous nous référons à des normes, à des aptitudes sociales.

    « Le biopouvoir est rusé et avance masqué», écrivez-vous. De quelle façon?

    Il est impossible d’afficher ouvertement une règle aussi scandaleuse. C’est pourquoi le biopouvoir utilise différents masques. Je pense surtout au développement de l’éthique médicale. L’éthique médicale a vu le jour assez récemment. Formations, revues et congrès se multiplient. Les hôpitaux se dotent de comités éthiques. On assiste donc aujourd’hui à un curieux phénomène : la prolifération de l’éthique médicale, à vrai dire sous la forme d’un discours assez frustre.

    L’éthique médicale serait pervertie ?

    Le discours éthique ne cesse de proclamer le fameux principe kantien de l’autonomie. Pour faire court, ce principe énonce que l’individu doit toujours être considéré comme une fin et jamais seulement comme un moyen. La philosophie morale de Kant s’oppose strictement à l’utilitarisme de Bentham. Le principe fondateur de l’utilitarisme est: «Une action est bonne quand elle tend à réaliser la plus grande somme de bonheur dans l’univers pour le plus grand nombre d’êtres concernés par cette action.» Si je m’en tiens à Bentham, je peux sacrifier une personne, si c’est la condition pour la survie ou le bonheur du plus grand nombre. Pour Kant au contraire toute personne humaine est sacrée.

    Dans nos pratiques médicales en réalité, nous ne respectons pas le principe kantien, nous jouons la population contre l’individu. Nos traitements, nos stratégies de dépistage sont évaluées sur des études réalisées sur des populations. C’est ce qu’on appelle l’evidence based medicine. Or l’evidence based medicine ou médecine fondée sur les preuves est une médecine qui répond à une logique de coût/efficacité à l’échelle d’une population.

    Regardez les politiques de dépistage. Dépistage du cancer du sein, dépistage du cancer colorectal: ces examens sont proposés à des populations à risque pour des raisons de coût/efficacité et laissent de côté les individus à moindre risque. Nous soignons des populations et non plus des individus. Ce concept foucaldien du «faire vivre» et du «laisser mourir», n’est pas une abstraction mais une règle qui surdétermine nos pratiques médicales.

    Prenez le Téléthon. Sans le Téléthon, pas de financement pour la recherche sur les maladies orphelines qui n’entrent pas dans les calculs du biopouvoir. Les maladies orphelines sont des maladies très rares qui affectent 1 sur 1000 voire 100.000 individus, il n’est pas rentable pour l’État de leur affecter des budgets de recherche.

    "Les relations entre le médecin et l'hôpital sont en train de se défaire"

    Au cœur de votre réflexion, il y a l’idée que la France reste prisonnière de la «pensée clinique» qui a fait les grandes heures de la médecine du XIXème siècle. Qu’est-ce que la «pensée clinique»?

    Vous touchez à la thèse centrale de mon livre. Pour Foucault, la «clinique» est le faisceau de relations qui unit le médecin et l’hôpital. Ces relations sont en train de se défaire. Il est probable que dans quelques décennies, nos représentions du médecin, de l’hôpital, nos pratiques, nos façons de raisonner, n’auront rien à voir avec ce que nous connaissons aujourd’hui.

    En quoi la pensée clinique serait-elle obsolète ?

    Pour vous répondre le plus clairement possible, je vous propose ce tableau:

    Cette pensée clinique nous emprisonne dans un système de pensée, dans des pratiques, qui ne nous permettent pas de faire face aux nouveaux défis de la santé.

    Vous observez en effet que les maladies ont changé. On est passé des maladies infectieuses aux maladies chroniques, lesquelles sont, au XXIème siècle, la cause de 88% des décès, dites-vous.

    Nos maladies ont en effet changé à la charnière du XIXème et du XXème siècle. C’est ce qu’on appelle la transition épidémiologique. Les chiffres sont éloquents. En 1906 en France, les maladies infectieuses représentaient la première cause de mortalité avec la tuberculose notamment. Les maladies cardiovasculaires ne représentaient, au début XXème siècle, que 12,5% et les cancers 3,5% des causes de décès. Moins de cent ans plus tard, les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité avec 33,4% devant les cancers. Nous passons de l’ordre médical de la clinique à un nouvel ordre médical. Ceci nous impose un changement radical de paradigme.

    Où est l’errance collective ?  

    Toute notre attention, tous nos efforts restent focalisés sur le corps. Ainsi avec les antidépresseurs nous réglons le thermostat de l’humeur, avec les antihypertenseurs, avec les antidiabétiques, avec les médicaments contre le cholestérol, nous effectuons des réglages de la tension, de la glycémie, du cholestérol. Avec la chirurgie bariatrique, nous formatons, en l’amputant, l’estomac des obèses pour répondre à une offre alimentaire surabondante. Bref, sous la pression des techno-sciences et de Big Pharma, nous adaptons le corps à un environnement pathogène au lieu de soigner l’environnement.

    Comment soigner l’environnement ?

    Lévi-Strauss témoigne dans ses livres que les maladies chroniques étaient absentes dans les sociétés primitives du fait de conditions de vie rigoureusement opposées aux nôtres: grande activité physique, régime alimentaire beaucoup plus varié, faisant appel à une centaine d’espèces animales, riche en fibres et en sels minéraux. Si bien que ces peuples primitifs ne connaissent ni l’obésité, ni l’hypertension, ni les troubles cardiovasculaires. Il faut donc concevoir une médecine qui ne consiste plus seulement à une offre de soins mais qui s’attaque aux problèmes de l’alimentation, de la pollution, des conditions de travail.

    Revenons ici à l’histoire de notre médecine. Il faut se souvenir, en effet, que de façon contemporaine à la naissance de la clinique, est apparue une autre forme de médecine qui n’est pas, nous dit Foucault, une médecine du corps, de l’organisme, mais une médecine des choses, de l’air, de l’eau, des décomposi­tions, c’est une médecine des condi­tions de vie. À cette époque, on accordait aux médecins plus de prestige pour leur fonction d’hygiéniste que pour leur fonction de thérapeutes !

    C’est à ce titre que le corps médical était surreprésenté dans les assemblées révolutionnaires. Au XIXème siècle, l’hygiène publique connaît un essor considérable au point qu’on y voit une véritable école française de santé publique dont le prestige est reconnu dans le monde entier. Eh bien, il faut faire renaître l’hygiénisme !

    Comment plaider cette cause ?

    En faisant observer que les maladies cardiovasculaires et les cancers sont essentiellement des maladies environnementales et comportementales. Les habitudes alimentaires sont sans doute le principal agent causal. L’industrie agro-alimentaire est à l’origine d’une véritable perversion de notre alimentation. Le livre d’Anthony Fardet, «Halte aux aliments ultra-transformés», que vous avez présenté dans les colonnes de «L’Obs» nous fait prendre la mesure de ce péril alimentaire. L’auteur parle de «maladies de l’industrialisation», d’où l’urgence de soigner notre environnement. Foucault disait: «La première tâche du médecin est politique : la lutte contre la maladie doit commencer par une guerre contre les mauvais gouvernements.»

    "La médecine doit faire sa révolution copernicienne"

    Très surprenant aussi, vous dites que la critique la plus répandue adressée à l’hôpital, à savoir que l’institution de soin est devenu un « hôpital-entreprise » ouvert à tous les mauvais vents du néolibéralisme et de la rentabilité, relève du diagnostic erroné. A l’heure de la tarification à l’acte et du management grossier imposé par des gestionnaires qui pourraient tout aussi bien diriger un Auchan; à l’heure de l’infirmière débordée par les formulaires à remplir et du chirurgien pressé de suturer le patient A pour enchaîner sur le patient B, en quoi dénoncer «l’hôpital-entreprise» serait-il un contre-sens?    

    Pour une raison toute simple qui est là sous nos yeux et que personne ne veut voir. Si vraiment la cause du mal-être de l’hôpital est due à la volonté de le transformer en entreprise, je voudrais que m’expliquiez pourquoi on souffre, on se suicide à l’hôpital apparemment beaucoup plus que dans les cliniques privées. Je ne doute pas qu’on souffre aussi dans les cliniques privées. Mais le fait est que c’est «la souffrance à l’hôpital» dont on ne cesse de parler dans les médias.

    Or, à l’évidence les cliniques privées sont bien plus soumises que l’hôpital aux règles de fonctionnement de l’entreprise. Je reconnais qu’une pression insupportable s’exerce sur le personnel paramédical, les infirmières et les aides-soignantes mais quand on répète inlassablement que «la course à la productivité», et «l’évolution managériale» sont à l’origine du mal qui gangrène l’hôpital, il s’agit là d’une analyse bien légère.

    Quel est le mal qui frappe l’hôpital alors ?

    Il faut en chercher la cause ailleurs, et vous l’avez pointé vous-même dans un article consacré à l’hôpital Saint-Louis. Cette cause, c’est la perte de sens. Dans ce reportage d’Arte, «Au ventre de l’hôpital», qui a beaucoup ému l’opinion, on voit une jeune anesthésiste répéter compulsivement: «Ça n’a plus de sens.» L’hôpital est coupé des réalités sanitaires.

    Mais en quoi le monde hospitalier serait-il coupé du réel?

    Parce que justement ce sont les maladies chroniques qui dominent le paysage sanitaire. Faire de l’hôpital le pivot, le pilier de notre système de soins apparaît comme un non-sens car c’est en amont que nous devons agir. Dans le cycle de déroulement des maladies chroniques, l’hôpital et ses techniques arrivent en bout de chaîne. Ce sont les échecs de la prévention, de l’éducation thérapeutique qui échouent majoritairement à l’hôpital.

    D’où la possibilité, pour vous, d’envisager l’hôpital comme «une institution parvenue à son parachèvement».

    En effet, l’hôpital qui avait tout son sens dans le système de la clinique avec des maladies principalement infectieuses ne répond plus aux enjeux contemporains. Cette opinion peut surprendre, car l’hôpital est aujourd’hui la vitrine des techniques médicales les plus modernes et il est vrai que les progrès techniques ont considérablement amélioré notre santé. Mais il ne faut pas oublier que la santé repose sur des préceptes simples: une bonne alimentation, bouger, s’abstenir de boire trop d’alcool et de fumer.

    Pour toutes ces raisons, vous appelez à la «déconstruction » de l’hôpital. Vous proposez que le généraliste devienne la pièce maîtresse du maillage de santé publique.

    Il faut en effet envisager une révolution copernicienne. L’hôpital ne doit plus être au centre du dispositif mais doit devenir un satellite du système de santé. Le grand enjeu de cette révolution, c’est de contrôler l’offre de soins techniques, de la mettre à sa juste place. La technique, aussi performante soit elle, n’est pas la bonne réponse aux problèmes de santé contemporains. C’est pourquoi le généraliste doit être au centre du système pour jouer efficacement son rôle de gate keeper comme dise les anglo-saxons, c’est à dire de gardien de la porte d’entrée du parcours de soins.

    "Le réseau de soins où tous les acteurs coopèrent autour du patient, c’est l’avenir"

    Quel serait son rôle exactement ? 

    Ce serait d’organiser la médecine autour du patient - du patient dans son milieu de vie. Aujourd’hui le patient ne sait plus à quelle porte frapper, il erre de médecin en médecin et les différents intervenants communiquent très peu entre eux. Il faut tisser autour de lui des réseaux de soins dirigés par les généralistes. En Angleterre, ce sont les généralistes qui pilotent le système de santé. L’Angleterre et les pays nordiques qui ont mis ce type de dispositif au cœur du système obtiennent de bien meilleurs résultats que nous en termes de santé publique et dépensent moins. Le réseau de soins où tous les acteurs coopèrent autour du patient, c’est l’avenir.

    Une fois « déconstruit », l’hôpital vous semble alors privatisable…

    Là, vous me poussez dans mes retranchements. Dans le contexte actuel, envisager la privatisation de l’hôpital tient du sacrilège. Pourtant, les Allemands l’ont fait en grande partie et ils ont obtenu une diminution des coûts et une meilleure qualité des soins. Par ailleurs, si vous regardez de près, il n’y a pas tant de différence entre les cliniques privées et les hôpitaux. La seule différence tient au statut des médecins : contractuel dans les cliniques, fonctionnaire dans les hôpitaux. C’est précisément ce statut de fonctionnaire sans progression au mérite, sans mobilité, qui compte parmi les causes du dysfonctionnement de l’hôpital.

    N’est-ce pas un contre-sens, voire un abus intellectuel, que d’aller chercher un Michel Foucault pour ériger une pensée, brillante certes, mais qui foule au pied l’esprit de service public?

    Je comprends votre scepticisme. L’hôpital est une institution quasi-sacrée, perçue comme le symbole d’un certain nombre de valeurs. Elle est le lieu de la santé ouvert à tous de jour comme de nuit. L’hôpital pèse aussi considérablement dans nos représentations de la médecine. Lieu des techniques les plus performantes et de production des savoirs, l’hôpital, incarne la toute-puissance de la médecine, le lieu providentiel toujours capable de réparer le vivant.

    Oui.

    Oui mais voilà : l’hôpital n’est plus à la verticale de son temps. Et il est urgent de faire cesser le jeu de massacre, ces suicides, cette souffrance des soignants et souvent des patients. Il ne faut pas oublier que les décès à l’hôpital dus à une erreur thérapeutique, c’est plus que les décès par accident de la route et par cancer du sein réunis. Il ne s’agit pas du tout pour moi de supprimer le service public. Il s’agit au contraire de mettre en place un service public efficace.

    Expliquez-nous comment garder un service public médical en privatisant les hôpitaux...

    Là vous posez un immense problème, celui de la place de l’État dans un système de soins. Le plus important est de préserver notre principe de solidarité républicain, et que chacun ait accès à la santé non pas en fonction de ses moyens mais en fonction de ses besoins.

    Un autre temps fort de votre travail est le chapitre sur l’évolution du rôle du médecin. Diagnostiquer certes mais, avant tout : choisir. Comment ça ? 

    Une grande partie de la rationalité médicale repose aujourd’hui sur le choix. Face à une patiente qui a un cancer du sein, doit-on faire ou non une chimiothérapie? Face à un patient qui a fait un infarctus, doit-on prescrire des statines ou pas? Face à une patiente dont le bébé se présente par le siège, doit-on faire une césarienne? Or, toutes ces décisions, les médecins les prennent en fonction des résultats d’études menées sur des populations comme je l’ai montré plus haut. Ces décisions ne sont donc pas indexées sur le patient lui-même. Tout ceci pour dire quoi ? Eh bien, que la décision ne devrait plus appartenir de plein droit au médecin.

    Comment cela devrait-il se passer ?  

    On peut attendre du médecin qu’il propose un choix à partir de données scientifiques qu’il partage avec son patient. Prenons le problème de l’accouchement par le siège, l’obstétrique c’était tout de même mon métier !  Aujourd’hui l’obstétricien devrait dire ceci: «L’accouchement par les voies naturelles vous fait courir moins de risque que la césarienne.» Ainsi telle patiente dira: «Je préfère ne prendre aucun risque pour mon bébé, quitte à en courir un peu plus moi-même.» Une autre dira: «Le risque pour mon bébé me paraît faible compte tenu des chiffres que vous me donnez alors je préfère un accouchement par les voies naturelles.» Or aujourd’hui, bien souvent, l’obstétricien impose son choix - on parle beaucoup des violences obstétricales dans les médias. Ce qu’il y a en derrière ces revendications, c’est l’exigence des femmes de parler d’égal à égal avec leur obstétricien.

    Vous entrevoyez dans l’inflation d’examens techniques un effet pervers. Lequel ?

    Je vous répondrai sous la forme d’une anecdote. Une de mes patientes se rend un jour aux urgences pour des palpitations. Électrocardiogramme, échographie cardiaque, bilan sanguin : elle a droit au grand jeu. Auprès d’elle, les intervenants se succèdent, infirmière, interne, cardiologue, urgentiste. On lui pose une perfusion de magnésium. Au bout de trois heures, elle est autorisée à sortir. Elle n’échappe pas à une prescription de bétabloquants, on lui prend un rendez-vous de cardiologie.

    À aucun moment, quelqu’un ne lui dit ce qu’il pense de ses palpitations. À sa question, la réponse est: «Vous verrez avec le cardiologue.» Cette anecdote illustre la dérive de notre médecine. Au temps de Molière, le médecin cachait son ignorance derrière un discours ésotérique, le plus souvent en latin. Aujourd’hui, la médecine dissimule son ignorance derrière «l’agir», au service de cet agir elle met sans discernement les techniques les plus modernes et les plus coûteuses.

    Vous allez encore plus loin en disant que la technique fabrique des pathologies.

    Prenons l’exemple des kystes de l’ovaire que je tiens de mon expérience de gynécologue. Quand l’échographie est apparue, on a diagnostiqué une foule de kystes de l’ovaire qu’on a, bien entendu, opérés. Et puis, bien des années après, on s’est aperçu que ces kystes étaient inoffensifs et ne justifiaient pas l’intervention. L’imagerie qui a fait d’énormes progrès permet de visualiser des images qu’on considère dans un premier temps comme pathologiques et pour lesquels on déploie des moyens thérapeutiques parfois très lourds avant de s’apercevoir qu’elles ne sont que des variantes de la normale.

    « Toute la philosophie du monde classique développe la possibilité d’être le médecin de soi-même», écrivez-vous. Qui sont ces philosophes?

    A l’époque préscientifique, les philosophes prétendaient à être le médecin d’eux-mêmes. Descartes accorde une grande importance à son alimentation. Il veille à ce que soient servis, sur la table quotidienne, des légumes comme «des navets, des betteraves, des panais, des salades de son jardin, des pommes». Kant élabore toute une discipline du corps à visée préventive : il ne fait qu’un repas par jour, prend soin de ne respirer que par le nez pour ne pas exposer sa gorge aux infections. Pourquoi réactiver leur pensée aujourd’hui? Parce depuis le milieu du XXe siècle, sont apparues différentes représentations de la santé qui nous ont éloigné de cette possibilité d’être médecin de nous-mêmes. 

    Vous avez placé cette phrase de Foucault en exergue de votre essai : « J’imaginerais plutôt mes livres comme des billes qui roulent. Vous les captez, vous les prenez, vous les relancez.» Vers qui roulent vos billes?

    Elles roulent vers les politiques bien sûr. Dévoiler, de quelque manière que ce soit, les forces qui bloquent un système ne suffit pas à le libérer bien sûr mais s’ils veulent réformer le système de santé, voici où sont les blocages me semble-t-il, et voici quelques clés.

    Propos recueillis par Anne Crignon

    Réformer la santé. La leçon de Michel Foucault
    par Laurent Vercoustre, éditions Ovadia, 355 p., 25 euros.

    Laurent Vercoustre, bio express

    Gynécologue-obstétricien au Groupe l’hôpital du Havre, aujourd’hui à la retraite, Laurent Vercoustre est un ancien élève de l’École Éthique de la Salpêtrière. Titulaire d'un master de philosophie pratique à l’Université de Marne-La-Vallée il est l'auteur de "Faut-il supprimer les hôpitaux ? L'hôpital au feu de Michel Foucault" (L'Harmattan, 2009) et de "Greg House et moi simple praticien hospitalier" (l'Harmattan, 2014).

    Retrouvez ici le blog de Laurent Vercoustre sur le site du "Quotidien du médecin"

     

     

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