Le professeur Didier Sicard, ancien président du Comité national d’éthique et longtemps chef de service de médecine interne à l’hôpital Cochin, le reconnaît sans fausse pudeur : «Ces témoignages m’ont bouleversé. Comme si cinquante ans de vie hospitalière ne m’avaient rien appris, comme si j’étais passé à côté. Il y a un silence dramatique, le silence de peur de dire…»
Un aveu impressionnant de la part d’un homme d’expérience. Y aurait-il donc quelque chose de pourri dans le royaume des études de santé ? C’est, en tout cas, le sentiment que l’on peut avoir en lisant Omerta à l’hôpital, le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé, écrit par une jeune médecin généraliste, Valérie Auslender (1). Et sur lequel Didier Sicard a réagi. Ce livre est né d’un appel à témoignages lancé par l’auteure, qui a réuni 130 déclarations d’étudiants en santé, dénonçant les violences subies au quotidien dans les hôpitaux. «Je n’ai pas été surprise d’obtenir autant de réponses, mais j’ai été bouleversée par l’ampleur de certaines maltraitances», nous explique cette jeune praticienne.
«Juste un numéro»
Voilà au final un voyage pesant, décrivant un monde de petites bassesses, de coups bas, de médiocrités à l’égard de ces jeunes qui un jour deviendront infirmiers, médecins, kinés ou sages-femmes. On le sait, c’est une des particularités de ces métiers de santé : la formation passe aussi par le terrain, par le biais de longs stages. Et là, entre soignants et futurs soignants se nouent parfois de drôles de liens de dépendance. Evidemment, tous ces témoignages sont à charge. Pêle-mêle : «On n’a aucune considération en tant que personne. On arrive le matin dans les services, on ne nous dit pas bonjour. On nous appelle l’interne, comme des robots sans prénom, avec juste un numéro d’affectation, décrit une jeune interne. On se sent un peu comme des esclaves […] avec des chaînes qui n’existent pas visuellement, mais qui sont clairement psychologiques.»
Des histoires parfois terribles, souvent dérisoires : «Je veux témoigner d’une anecdote, lors d’un stage de chirurgie. Le chirurgien a été confronté à une opération difficile, patient obèse, beaucoup d’antécédents. Perdant son sang-froid, il était de plus en plus pressant envers l’aide opératoire et moi. Il criait dès qu’on n’anticipait pas ses actions. A un moment, il a rendu une compresse ensanglantée. Plutôt que de la poser, il voulait qu’on la récupère immédiatement. N’étant pas assez rapide pour lui, il me la lance au visage, elle est ensuite tombée au sol. L’aide opératoire a précisé qu’elle était tombée par terre pour qu’elle soit bien comptée, le chirurgien a immédiatement précisé haut et fort pour que tout le bloc entende : l’externe l’a fait tomber.»
Parfois, ces tensions sont encore pires avec les élèves infirmières. Comme s’il s’agissait d’une sournoise mise à l’épreuve lors du stage de fin d’études. Ainsi : «Un jour, une infirmière m’a demandé de l’aide pour remonter une patiente dans son lit. C’est quand je l’ai prise dans mes bras que j’ai remarqué la mâchoire qui pendait et le teint gris. C’était la première fois de ma vie que je voyais une personne décédée.» On ne l’avait pas prévenue.
«Rester vigilant»
Aux dires de certains, ces stages de formation se seraient durcis avec le malaise ambiant de l’hôpital. Heures supplémentaires non payées pour les internes, sexisme répandu, interdiction d’aller aux toilettes… La liste est longue des petites brimades, censées durcir le caractère : «Je ne voulais plus vivre dans ce monde de dingues. Je pleurais tous les jours quasiment. J’ai failli me foutre en l’air en voiture sur l’autoroute plusieurs fois», témoigne un interne. Une élève infirmière : «Lors d’un stage en hémodialyse, l’équipe trouvait inacceptable qu’au bout d’une semaine, je ne sache pas gérer seule mes deux machines. On m’a convoqué, et j’ai pu entendre que j’étais une merde, que je ne valais rien, que je ferais mieux de tout arrêter.» Autre propos : «A la fin de ma première semaine, l’infirmière qui m’encadrait m’a dit : "On m’en a fait baver pendant mes études, je vais t’en faire baver aussi".»
Analyse bien noire. La question est évidemment de savoir si cela est spécifique au monde de la santé. «Il faut rester vigilant en tout cas», nous répond le professeur Bruno Riou, qui dirige la plus grande faculté de médecine, celle de la Pitié-Salpétrière, à Paris. «C’est un métier dur par nature, ce que l’on fait est difficile. En plus, ce sont des milieux volontiers fermés, avec des quantités de travail importantes. C’est pour cela que l’on a mis en place, ici, une structure originale à l’écoute des étudiants, une structure intendante, animée par une psychiatre où les étudiants peuvent venir et raconter ce qu’il se passe, voire ce qu’ils endurent.»
Quand on l’interroge pour savoir si la situation lui paraît plus dure aujourd’hui qu’hier, il hésite : «Dans le passé, il y avait sûrement ces problèmes, mais ils étaient davantage cachés. L’élément très positif aujourd’hui, c’est qu’il existe de moins en moins de situations où l’interne se retrouve seul dans son travail. Aujourd’hui, un interne est entouré.» Il pointe néanmoins un autre sujet : «Pour les élèves infirmiers, il y a le problème de la personne qui valide leur stage de fin d’études. Sans elle, elles n’ont pas de diplôme, c’est un gros enjeu, le tuteur va les noter sans contrôle. Cela peut déraper.»
(1) Omerta à l’hôpital, le livre noir des maltraitances faites aux étudiants en santé, de Valérie Auslender. Editions Michalon, 320 pages, 21 euros.