«Les casquettes rouges sont de sortie», constate un homme, veste floquée General Electric. Midi, devant la cantine. «Il se passe quelque chose ?» ironise-t-il face aux collègues de la CGT qui distribuent des tracts à tour de bras. Le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, est annoncé quelques heures plus tard. La rumeur d’un plan social courait déjà depuis des mois, mais la nouvelle, et surtout, son ampleur, tombée au lendemain des européennes, leur a fait l’effet d’un «coup de massue».Juste avant le pont de l’Ascension, l’usine était presque vide. Les salariés se retrouvent enfin, ce lundi, groggy. Une femme rit jaune, dit qu’il ne lui«reste plus qu’à épouser un homme riche». D’autres disent juste «patatras». Les mots sont comme coincés dans les gorges.

Belfort, 3 juin 2019. Usine de general Electric. Salariés Ge, syndicats et habitants de Belfort, avant l'arrivée de Bruno Lemaire pour sa recontre avec la direction et les syndicats.

Avant l’arrivée de Bruno Le Maire à Belfort, le 3 juin. Photo Pascal Bastien pour Libération

Le géant américain prévoit 1 050 suppressions de postes en France, dont 991 rien que sur le site de Belfort, essentiellement au sein de l’entité turbines à gaz qui emploie 1 900 personnes ici (sur les 4 300 salariés GE de Belfort). «C’est le bal des hypocrites, tout le monde savait. Les urnes étaient encore tièdes, qu’on déroulait ce qui nous attendait», décrit Pierre Braye, délégué CGT. «Il n’y aura pas une solution pour chacun»,estime Karim Matoug (CGT), racontant les regards inquiets, dans les bureaux, les ateliers. Et cette question lancinante : «Vais-je être concerné ou mon voisin ?» «Ouvrier, ingénieur, cadre, personne ne sera épargné», prévient-il. D’ailleurs, certains en bleu de travail s’étonnent, jamais ils n’ont vu «autant de cols blancs dans la cour». Preuve que «l’heure est grave».

Le ministre n’a «rien compris au dossier»

Avec l’intersyndicale (CFE-CGC, Sud, CGT), Karim mobilise les collègues pour organiser un comité d’accueil au ministre de l’Economie venu parler «diversification». Autrement dit, plancher sur une solution de secours pour maintenir de l’activité sur le site, limiter la casse sociale. Mais du ministre, les salariés n’attendent «rien». Il n’a «rien compris au dossier», «répète mot pour mot la com de GE», brandit les «mauvais chiffres», compte en nombre de turbines produites pour pointer une baisse alors qu’il faudrait, selon les salariés, parler en heures de production. Les nouvelles turbines 9HA, plus grosses, sophistiquées, demandent trois fois plus de temps à sortir de l’usine. Des pancartes vantent leur savoir-faire, rappellent que le site belfortain fêtera cette année ses 140 ans. Les messages appellent à «se battre», appellent les «élus à durcir le ton».

Belfort, 3 juin 2019. Usine de general Electric. tatoo Marx et Lenine sur le bras d'une personne avant l'arrivée de Bruno Lemaire pour sa recontre avec la direction et les syndicats.

Photo Pascal Bastien pour Libération

Environ 500 personnes, salariés, simples habitants de Belfort, profs, gilets jaunes, s’amassent entre les bâtiments après le déjeuner. Face à eux, les représentants syndicaux le martèlent : «Ce n’est pas un problème de marché.» «GE veut du cash pour se désendetter, payer les retraites américaines. C’est l’"America first" de Trump. Ils veulent relocaliser chez eux à Greenville ou délocaliser en Inde, au Mexique, en Pologne… Le salarié français coûte trop cher à GE qui a toujours voulu des marges indécentes à deux chiffres», résume Karim Matoug de la CGT. Son collègue élu SUD, Francis Fontana, renchérit : «Quand on sera moins de 1 000, ce sera d’une simplicité enfantine de nous achever.»«C’est un projet de fermeture du site, alors que la turbine à gaz a de l’avenir», explique au micro le délégué CFE-CGC, Philippe Petitcolin. En veste et cravate, l’homme argumente : «La turbine à gaz est la technologie clé de la transition vers les énergies renouvelables, c’est la seule solution pour aller vers le mix énergétique, le rebond va venir.»

«Parade politique»

La foule s’écarte pour laisser passer les motards. Sous les huées, Bruno Le Maire sort de la voiture et file dans le bâtiment pour échanger avec des représentants de la direction de GE. Stéphane regarde, dépité, «la parade politique» : «GE dépend de la commande publique, avec ses turbines pour les centrales, ses IRM et scanners pour les hôpitaux, ses moteurs pour avions… Et le gouvernement fait le larbin, baisse la tête devant les Américains, laisse faire le carnage.» 

Belfort, 3 juin 2019. Usine de General Electric. Bruno Lemaire point presse.

Point presse de Bruno Le Maire. Photo Pascal Bastien pour Libération.

Cheveux blancs coupés court, une dame répète «les carottes sont cuites».Son amie Nathalie, embauchée en 1989, fait partie du millier d’anciens d’Alstom, dont la branche énergie a été rachetée en 2015 par GE. Le groupe devait créer 1 000 emplois. Pour cette promesse non tenue, le groupe a dû verser 50 millions d’euros. Si les anciens d’Alstom ne sont pas directement visés par ce nouveau plan social, ils ne sont pas pour autant épargnés. Un plan de départs volontaires, combinant plan seniors et rupture conventionnelle collective, pousse plus de 200 salariés vers la sortie ici. Dans le service de dessins industriels de Nathalie, ils sont onze, tous âgés de 48 à 58 ans. «Six doivent gicler. Personne ne veut partir»,dit-elle.

Comité de suivi à Bercy

Après les patrons, Bruno Le Maire enchaîne avec les syndicats et élus locaux. Le timing de la visite ministérielle est serré. Mais la réunion s’éternise. Deux heures de retard. A la sortie, le ministre s’arrête devant les micros tendus, «GE doit revoir sa copie», «1 050 salariés concernés, c’est trop». Il demande au groupe de «donner l’assurance aux salariés qu’il ne s’agit pas d’un plan de liquidation de l’activité». Un comité de suivi, qu’il présidera, sera mis en place et se réunira trimestriellement à Bercy. Et de poursuivre : «On est prêt à aider GE à développer ses activités en France mais il faut que GE fasse un pas.» Et là, il lorgne sur GE Aviation, et imagine l’implantation d’une activité aéronautique à Belfort, via la création d’une société, capitalisée pour moitié par l’américain, pour moitié par l’Etat français… «Pour chaque euro que GE apportera, j’apporterai un euro via la Banque publique d’investissement», a-t-il promis, indiquant par ailleurs qu’il pourrait aussi «utiliser le fonds de 50 millions d’euros [l’amende versée par GE pour promesse non tenue, ndlr] pour compléter le développement de cette activité aéronautique». Une promesse qui ne coûte rien et repose entièrement sur la lointaine hypothèse d’un total revirement de GE qui, au lieu de diviser par deux les effectifs sur le site, investirait.

Belfort, 3 juin 2019. Usine de general Electric. Salariés Ge, avant l'arrivée de Bruno Lemaire pour sa recontre avec la direction et les syndicats.

Photo Pascal Bastien pour Libération

Le ministre a par ailleurs donné son feu vert pour l’installation à Belfort d’un centre mondial de test et de mesures sur l’hydrogène, le projet Isthy, réclamé par les élus locaux. Ils y voient une opportunité d’emplois cohérente avec l’industrie automobile implantée dans la région. Le maire de Belfort, Damien Meslot (LR), a salué un ministre «à l’écoute». Au terme de «deux heures de cours sur le marché de la turbine à gaz»dispensé à Bruno Le Maire, Philippe Petitcolin (CFE-CGC) a noté une «prise de conscience» chez le ministre mais juge sa position «insuffisante». La poignée de salariés encore présents l’écoute. L’intersyndicale réclame la suppression du plan : «Notre objectif c’est zéro licenciement.» Quelqu’un crie «grève générale, blocage». Personne ne relève vraiment. Les gens promettent de se mobiliser puis ils rentrent chez eux. Ils en sauront plus sur leur sort mi-juin, lors du comité européen de GE.

Noémie Rousseau envoyée spéciale à Belfort