• Le socialisme, peut-il être de marché ?

     

    "Le socialisme de marché", est-ce un oxymore ? On l'a longtemps cru, du fait de l'hégémonie du marxisme sur la pensée socialiste tout au long du vingtième siècle. Pour Marx, le marché et la marchandise sont facteurs d'aliénation. Heureusement, cette idéologie est en déclin, même s'il restera toujours des nostalgiques pour traiter de "révisionnistes" ou de "socialistes petits-bourgeois" ceux qui tenteront d'inventer de nouvelles formes de socialisme. Le présent article expose quelques tentatives en ce sens.

    Remarque préliminaire : On a qualifié de "socialisme de marché" la conception d'Oskar Lange, que celui-ci avait élabborée dans le cadre de "la controverse sur le calcul socialiste" contre les économistes autrichiens von Mises et von Hayek. Cette appellation n'est pas justifiée, car à part le marché du travail et le marché des biens de consommation, l'économie reste planifiée. L'idée de Lange était que le planificateur simule l'existence d'un marché et fixe les prix des biens de telle façon que les entreprises d'Etat déterminent les quantités achetées et vendues des différents biens dans la logique walrasso-parétienne des prix paramétriques.

    Plus intéressantes sont diverses tentatives de concevoir le fonctionnement de marchés en combinaison avec la propriété collective des moyens de production. Elles sont légion, souvent trop peu connues ; j'en citerai deux :

    1- Bardhan et Roemer

    Ce ne sont pas moins de deux modèles que ces auteurs proposent dans leur article “Market Socialism : A Case for Rejuvenation” (1992). Les deux modèles ont en commun de placer un étage intermédiaire entre l’Etat et les entreprises en déléguant une part de son autorité au système bancaire.

    Le premier s’inspire du capitalisme japonais et met en scène des groupes d’entreprises liées qui s’articulent autour d’une banque (“main bank”) qui est le centre nerveux du groupe. Les entreprises sont des sociétés par actions : celles-ci sont détenues par parties par leurs travailleurs, par les entreprises liées et par les travailleurs de celles-ci et bien sûr par la banque du groupe ; éventuellement aussi par des entreprises extérieures, des fonds de pension, des autorités locales. L’Etat détient la majorité des actions dans les banques.

    L’une des préoccupations majeures des auteurs est de soumettre les dirigeants d’entreprise à une évaluation permanente. La banque opère un monitoring constant et tout particulièrement lorsqu’une entreprise voit ses actions subir une dévalorisation parce que les autres détenteurs tentent de s’en défaire. La bourse donne ainsi l’alarme. La banque prend le contrôle de l’entreprise en difficulté ; les gestionnaires sont démis si leur responsabilité est en cause. La banque recapitalise l’entreprise si les perspectives de survie le justifient ; sinon, elle est mise en liquidation et ses actifs sont répartis entre les autres entreprises du groupe.

    Les groupes ont une certaine homogénéité technologique, horizontale ou verticale, ce qui rend possibles la mise en commun de ressources, des économies d’échelle et une meilleure spécialisation. Le groupe doit néanmoins être suffisamment large et diversifié pour limiter le risque de la banque. Dans ce même but, la banque doit octroyer une partie de ses crédits en dehors du groupe.

    Le deuxième modèle, décrit avec plus de précision dans Roemer (1995), recrée un marché financier, mais dans le cadre d’un montage astucieux qui vise à empêcher l’éclosion d’écarts de revenus importants.

    Les entreprises publiques émettent des parts sociales qui ne sont pas des titres de propriétés mais des droits de participer aux bénéfices. Ces titres sont destinés au public composé des citoyens adultes. Outre la monnaie normale qui sert de contrepartie dans la circulation des marchandises et la rémunération des facteurs, une deuxième monnaie que Roemer appelle les « coupons », circule comme contrepartie aux titres sur les marchés financiers. Tout citoyen arrivant à l’âge adulte se voit allouer par l’Etat une somme de coupons, normalement égale pour tous. Il se constitue librement son portefeuille en achetant des titres (des émissions neuves ou sur le marché secondaire) ou en en vendant ; la vente de titres n’est autorisée que contre des coupons, pas contre de l’argent. Les titres voient leur cours, exprimé en coupons, varier suivant l’offre et la demande. A son décès, l’Etat reprend les titres du défunt et les vend en bourse, récupérant quelques coupons. On retrouve donc l’Etat aux deux extrémités du cycle des titres. Ceux-ci échappent ainsi à la filière de l’héritage.

    Les entreprises peuvent échanger avec l’Etat les coupons obtenus lors de l’émission de titres, contre des fonds d’investissements. Cette véritable monnaie leur permet d’acquérir des actifs fixes et circulants. Ces fonds d’investissement représentent leurs fonds propres. Parallèlement, les entreprises peuvent emprunter aux banques qui récoltent l’épargne des citoyens.

    En tentant d’optimiser leur portefeuille, les citoyens influencent leur revenu financier, ce qui affecte l’éventail des revenus. Pour réduire l’inégalité que ce système comporte potentiellement, Roemer le complexifie. En fait, les parts des entreprises sont souscrites uniquement par des fonds mutuels gérés par des professionnels ; les citoyens achètent les parts qu’émettent les fonds mutuels pour financer leurs acquisitions. Les variations de cours de ces fonds mutuels sont normalement plus modérées que celles que connaissent les parts des entreprises.

    Roemer compte sur ce marché financier pour jouer le rôle de lanceur d’alerte lorsque la gestion d’une entreprise laisse à désirer, situation qui suscite une réaction correctrice. “If the coupon price of a firm’s stock falls, or more often before that happens, the main bank would investigate how well the firm is being managed” (Roemer 1995, p.38). Les banques assument donc une fonction de monitoring sur les entreprises.

    Selon Bardhan et Roemer, le premier modèle convient mieux pour des pays qui ne disposaient pas d’un marché financier très développé dans la phase antérieure.

    Assez logiquement, l’indépendance des gestionnaires des banques et de ceux des entreprises par rapport à l’interférence du politique est un souci majeur des auteurs tout au long de l’article. Ils prennent soin d’établir des garde-fous :

    • le fait que les firmes appartiennent à un groupe. La complicité entre le gouvernement et une entreprise du groupe s’avère plus difficile.
    • Les gestionnaires des banques ont une réputation à défendre, qui devrait réduire leur inclination à céder aux pressions politiques pour consentir de mauvais prêts.
    • La liaison de la rémunération des gestionnaires des banques à leur performance.
    • Si nécessaire, l’indépendance des gestionnaires des banques et des entreprises peut être inscrite dans la législation voire dans la constitution.

    Vu le risque de collusion entre les entreprises pour manipuler les prix à leur avantage, les auteurs préconisent le maintien d’une législation anti-trust.

    Ils terminent leur article par quelques observations relatives à une catégorie de modèles alternatifs. “There is a large and significant literature on market socialism in the form of worker-owned or labor-managed firms” (Bardhan and Roemer 1992 p.115). Deux critiques sont généralement adressées à ces modèles :

    1. Les travailleurs prenant part au vote des décisions impliquant l’avenir de la firme pourraient négliger les effets au-delà d’un horizon correspondant à leur présence dans l’entreprise.
    2. Les projets maximisant le profit par travailleur pourraient être privilégiés au détriment de ceux qui maximisent le profit total de l’entreprise, ce qui conduirait à un niveau d’emploi sub-optimal.

     

    2- Un modèle personnel

    Avant de m’être intéressé au débat sur le calcul socialiste et d’avoir pris connaissance des diverses contributions sur cette question, autrement dit, il y a déjà assez longtemps, j’avais réfléchi en toute autonomie et en toute discrétion à cette problématique et conçu un modèle personnel, dont je ne prétends pas qu’il est meilleur que les autres. Voici à quoi cette réflexion avait abouti.

    Je ne m’étais pas posé la question de Mises sur la faisabilité du socialisme planifié ; j’ai pris le problème par l’autre bout. Constatant la grande efficacité du capitalisme, j’ai cherché comment le socialisme pouvait l’imiter au mieux tout en gardant son âme..

    J’ai immédiatement exclu une économie mettant en concurrence des entreprises autonomes autogérées par leur personnel. D’abord, pour une raison d’équité : les revenus des travailleurs subiraient un effet casino contraire à l’objectif recherché. Ensuite, du point de vue économique, ce système ne comporte pas de régulateur orientant les investissements là où ils sont le plus rentables.

    Je n’ai jamais été convaincu par la thèse selon laquelle la propriété collective des moyens de production a vocation d’assurer un contrôle social sur l’économie ; elle est à mes yeux un dispositif pour resserrer l’éventail des patrimoines et donc des revenus. Pourtant, si la propriété devient publique, la responsabilité de gestion retombe inévitablement sur la collectivité. Pour organiser celle-ci dans le cadre d’une économie de marché, il faut astucieusement séparer le monde politique et le monde de l’entreprise et décentraliser la gestion de ce dernier. Nos Etats modernes ne sont pas taillés pour cette distinction entre l’Etat-régulateur et l’Etat-entrepreneur, car le second n’y atteint pas la dimension justifiant de l’ériger en secteur particulier. Dans le système socialiste, la constitution de l’Etat devra être pensée pour faire coexister les deux fonctions côte à côte. Mais l’imperméabilité totale est impossible.

    Nous supposons que le système productif est aux mains de l’Etat dans le cadre d’une économie fermée, en faisant abstraction du processus historique ayant mené à cette situation. Les entreprises sont « distribuées » entre un certain nombre de holdings[1] qui exercent à leur égard la responsabilité correspondant à celle d’actionnaire majoritaire en régime capitaliste, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’il existe une propriété effective dans le chef du holding. Les holdings gèrent les entreprises existantes, mais ils ont également la responsabilité d’en créer de nouvelles. Ils disposent de bureaux d’études dont le rôle est de déceler les nouvelles opportunités commerciales ou technologiques justifiant ces créations.

    Le principe est celui de la concurrence entre les entreprises et entre les holdings. Les entreprises détenues par un même holding sont diversifiées, mais moyennant le respect de règles protégeant la concurrence, des entreprises d’un même secteur peuvent appartenir au même holding. Toujours moyennant le respect de règles ad hoc, des holdings peuvent s’associer pour créer des entreprises de grande envergure.

    Le holding exerce son contrôle sur l’entreprise par l’entremise des administrateurs qu’il désigne. Il faut distinguer la direction de l’entreprise de son conseil d’administration, comme c’est le cas en régime capitaliste. Les exécutifs sont des salariés de l’entreprise. Les administrateurs sont des mandataires choisis par le holding. Il peut s’agir soit de salariés du holding, soit des personnalités indépendantes choisies par lui. Le conseil d’administration se compose des quelques membres désignés par le holding et des représentants élus des travailleurs qui y sont en minorité. Le système de cogestion est inspiré de celui qui existe en Allemagne. La plupart des administrateurs siègent dans les conseils de plusieurs entreprises, en veillant à éviter les conflits d’intérêt.

    Les dirigeants de l’entreprise cherchent à maximiser la valeur de celle-ci. Ils sont évalués et sanctionnés positivement ou négativement par le holding en fonction de la réalisation de cet objectif. La sanction positive est un bonus qui s’ajoute à la rémunération fixe. Ces rémunérations et bonus seront évidemment règlementés de façon à éviter les outrances.

    Les dirigeants des holdings étant soumis au même régime, ils ont intérêt à porter une appréciation objective sur les performances des entreprises qui sont la base de leur propre performance. Pour leur permettre d’avoir une information correcte sur ces performances, des agences d’audit indépendantes sont à leur disposition.

    Une décision importante du conseil d’administration est la répartition du bénéfice entre la réservation dans l’entreprise et le dividende au holding. Par loyauté au holding qu’ils représentent, les administrateurs choisissent l’option qui a la meilleure promesse de rentabilité. Les bénéfices ne sont réinvestis en interne que si la rentabilité attendue est supérieure à celle des autres investissements ouverts au holding. Une entreprise non rentable peut être dissoute. Grâce aux dividendes perçus, les holdings disposent des moyens financiers permettant de créer de nouvelles entreprises ou d’augmenter le capital d’entreprises en croissance.

    Outre le capital propre détenu par le holding, l’entreprise peut avoir du capital emprunté. Un système bancaire, indépendant des holdings, prête à court terme aux entreprises en se finançant par l’épargne des ménages et les placements de trésorerie des entreprises. Le contrôle des entreprises et le crédit qui leur est accordé font donc l’objet de filières distinctes.

    Dickinson, Lange et Bardhan et Roemer ont tous prévu la subsistance d’un secteur privé en marge de l’économie collectivisée. Il semble en effet que pour certaines activités centrées sur l’aptitude particulière d’un individu (l’exemple le plus évident est la restauration), l’entreprise publique ne peut pas concurrencer l’entreprise individuelle. L’initiative privée est donc libre, mais avec une taille maximale. Il subsiste également un secteur non marchand indépendant. Il s’agit d’institutions dénuées du but de lucre et qui fournissent des services qu’on souhaite laisser indépendants de l’Etat, par exemple, la presse d’opinion, les associations de consommateurs etc.

    Quel rôle reste-t-il pour le Ministère de l’Economie ? Une double fonction :

    1. la désignation des administrateurs des holdings. Vu ce pouvoir de désignation, il est nécessaire d’instituer un statut pour ces administrateurs qui garantisse leur indépendance. On peut imaginer que des institutions scientifiques et universitaires soient associées à ces désignations.
    2. La fixation du taux d’intérêt. Les holdings investissent leurs moyens financiers à concurrences des projets dont la rentabilité dépasse ce seuil. Les moyens excédentaires constituent le dividende social. Il est versé à l’Etat et les impôts directs sont abaissés à due concurrence.

     

    Conclusion

    Comme on le voit, il est possible de délaisser le chemin des formules toutes faites pour emprunter celui de l'imagination et de l'inventivité. Voici deux liens intéressants :

      1. Un article que j’ai écrit à ce sujet, téléchargeable depuis le site de l’université de Munich :
      1. L’article de Roemer et Bardhan

    https://mpra.ub.uni-muenchen.de/89521/1/MPRA_paper_89521.pdf

    https://pubs.aeaweb.org/doi/pdfplus/10.1257/jep.6.3.101


    [1] Le nombre de holdings dépend de la taille de l’entité : petit pays, grand pays ou union économique comportant de nombreux pays. L’économie fermée n’est qu’une hypothèse simplificatrice ; le système est compatible avec le commerce international, y compris avec des entreprises capitalistes. Si le nombre de holdings est très élevé, on pourrait imposer la règle que toute entreprise doit être détenue en commun par deux ou trois holdings, ce qui créerait une espèce de marché où les holdings échangeraient des parts minoritaires dans les entreprises. Il en résulterait une meilleure évaluation de celles-ci.

     

     

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