• Pourquoi Sheryl Sandberg a quitté Facebook

    Celle qui compte parmi les patronnes les plus puissantes du monde s’est progressivement épuisée à la tâche et déconnectée de la méga-entreprise qu’elle a contribué à bâtir. Cela a coïncidé avec une enquête interne sur ses activités

    Allen & Company Sun Valley Conference, Day 3, Idaho, USA - 08 Jul 2021
    Sheryl Sandberg et Mark Zuckerberg. La dirigeante a été l'architecte de l'activité publicitaire de Facebook.
    Andrew H. Walker/Shutterstock/SI/Andrew H. Walker//SIPA

    Le départ de Sheryl Sandberg de Meta Platforms, la société mère de Facebook, a été une surprise, même pour de nombreuses personnes proches du géant de la tech. En réalité, il s’agit de l’aboutissement d’un processus de plusieurs années au cours duquel l’une des dirigeantes les plus puissantes du monde s’est de plus en plus épuisée et déconnectée du mastodonte qu’elle a contribué à bâtir.

    Dernièrement, de nouveaux signes d’irritation se sont fait jour. The Wall Street Journal a récemment contacté Meta au sujet de deux incidents survenus il y a plusieurs années, au cours desquels Mme Sandberg, directrice des opérations, a fait pression sur un tabloïd britannique afin qu’il renonce à un article sur son ancien petit ami, le directeur général d’Activision Blizzard, Bobby Kotick, et une ordonnance d’éloignement temporaire rendue en 2014 à son encontre.

    Cet épisode a coïncidé avec le lancement d’une enquête interne sur les activités de Mme Sandberg, jamais évoquée jusqu’alors, portant notamment sur son utilisation des ressources de l’entreprise pour aider à la planification de son prochain mariage avec Tom Bernthal, un consultant, selon des sources. Le couple est fiancé depuis 2020.

    A la date du mois de mai, cet examen était toujours en cours, d’après les personnes interrogées.

    « Rien de tout cela n’a à voir avec sa décision personnelle de partir », affirme Caroline Nolan, une porte-parole de Meta. Elle avait précédemment déclaré que la question Kotick avait été résolue.

    Concernant le problème Activision, une porte-parole interrogée précédemment avait indiqué que, à l’époque, Mme Sandberg n’avait jamais proféré de menaces dans ses communications avec le Daily Mail. M. Kotick avait déclaré avoir cru comprendre que le tabloïd britannique n’avait pas publié l’histoire parce qu’elle était fausse.

    « Elle se voit comme quelqu’un qui a été ciblée, qui a été lynchée en tant que femme dirigeante d’une manière qu’aucun homme n’aurait eu à subir. Mais que ce soit lié à son genre ou non, elle en a marre »

    La révision stratégique globale de l’entreprise s’est ajoutée à une période compliquée pour Mme Sandberg, qui a dû faire face à des défis personnels comme d’avoir à mélanger deux familles lors de son prochain mariage et de s’occuper de plusieurs membres de sa famille atteints de la Covid-19, selon des personnes de son entourage.

    Un congé sabbatique prévu de longue date - dans le cadre du programme de l’entreprise qui octroie trente jours de congé payé tous les cinq ans -, a été reporté à plusieurs reprises cette année, d’abord lorsque son fiancé a contracté la Covid, puis, quelques mois plus tard, lorsqu’elle-même et ses enfants l’ont attrapé. Lors du récent Forum économique mondial de Davos, en Suisse, Mme Sandberg s’est fait remarquer par son absence au grand rassemblement des chefs d’entreprise mondiaux. A sa place, Chris Cox, directeur produit de Meta, et Nick Clegg, responsable des affaires mondiales qui a été promu président en février, ont assuré la présence de hauts dirigeants.

    Mme Sandberg, 52 ans, est restée aux Etats-Unis pour assister à la bat mitzvah de sa fille, selon des personnes au fait de la situation. Elle a confié à ses proches être soulagée de ne pas avoir à se rendre à Davos, un événement qui, pendant des années, a été un moment fort de son calendrier annuel, ont ajouté ces sources.

    Épuisement professionnel

     

    Mme Sandberg a confié à des gens qu’elle se sentait épuisée et qu’elle était devenue le punching-ball pour les problèmes de l’entreprise, selon les personnes interrogées. « Elle se voit comme quelqu’un qui a été ciblée, qui a été lynchée en tant que femme dirigeante d’une manière qu’aucun homme n’aurait eu à subir. Mais que ce soit lié à son genre ou non, elle en a marre », affirme une personne qui a travaillé aux côtés de Mme Sandberg pendant de nombreuses années.

    Mme Sandberg n’a pas été étroitement associée au plan hautement stratégique visant à mettre en œuvre le recentrage voulu par directeur général Mark Zuckerberg sur le développement de mondes virtuels dans ce que l’on appelle le métavers, ont indiqué ces personnes.

    Cette vision, qui, selon M. Zuckerberg, nécessitera des milliards de dollars d’investissement et prendra plus d’une décennie à être concrétisée, est moins dépendante de la publicité qui a longtemps été le fief de Mme Sandberg. Elle n’a pas assisté à beaucoup de réunions de direction liées à ce changement de stratégie, et des personnes de son entourage ont témoigné qu’elle avait l’impression que ce projet ne s’appuyait pas sur ses compétences.

    Mme Sandberg, qui restera membre du conseil d’administration de Meta, a informé samedi dernier M. Zuckerberg de son intention de démissionner. Bien que ses relations avec certains membres de l’instance, dont M. Zuckerberg, aient été parfois tendues, le choix de Mme Sandberg de se retirer est volontaire, selon des personnes au fait de sa décision.

    Dans une interview accordée en début de semaine dernière après l’annonce de sa démission, la dirigeante a déclaré que son départ ne devait pas être interprété comme un signe que Meta s'éloignait de l’activité de la publicité, qui a représenté l’an dernier environ 98 % des 118 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel de la société. Dans la structure hiérarchique qui lui succédera, Javier Olivan dirigera à la fois l’ingénierie des produits et les ventes publicitaires de Facebook.

    « Je pense que c’est le bon moment pour créer ces unités où le commercial est plus proche du produit », a-t-elle estimé.

    Mme Sandberg a indiqué que la création de l’activité qui a permis à Meta de devenir l’une des sociétés les plus prospères au monde était sa principale fierté. Mais la conception de produits technologiques n’a jamais été un centre d’intérêt pour elle, et le rêve de Meta de construire un ensemble tentaculaire et imbriqué de réalités virtuelles est encore tout jeune. Bien qu’elle ait affirmé soutenir ce projet, il n’est pas évident que les produits soient prêts à être monétisés.

    Mme Sandberg a souligné la capacité de son équipe à faire grandir une entreprise de 153 millions de dollars de chiffres d’affaires et de 500 salariés en 2007 à sa taille actuelle, avec plus de 77 000 employés. Elle a également ajouté que Facebook avait appris de ses erreurs et qu’il était maintenant en bonne posture.

    « Je suis fière de toutes les bonnes choses qui se passent sur nos plateformes, tout le temps, tous les jours. Et je suis impatiente de voir ce que Meta fera à l’avenir, a-t-elle déclaré. Je crois vraiment en Mark, et je crois vraiment en mes coéquipiers. »

    Mme Sandberg, qui fut directrice de cabinet du secrétaire au Trésor Lawrence Summers, était déjà une étoile montante lorsque Facebook l’a chipée à son rival Google. Son mandat était de prendre un réseau social gratuit et de construire une activité commerciale autour, en grande partie en utilisant les vastes quantités de données qu’il collecte sur ses utilisateurs, tout en permettant à M. Zuckerberg de se concentrer sur les aspects techniques de l’entreprise.

    Les annonceurs ont adoré, Mme Sandberg étant la pierre angulaire de la liaison entre la plateforme et Madison Avenue [NDLR: avenue de New York qui est le siège de nombreuses agences de pub]. Sa renommée a grandi en même temps que celle de l’entreprise de réseaux sociaux. Après l’introduction en Bourse de Facebook en 2012, Mme Sandberg est devenue une icône pour les femmes d’affaires à la suite de la publication de son livre En avant toutes, en 2013.

    A la suite des retombées négatives liées à Cambridge Analytica, M. Zuckerberg a indiqué à Mme Sandberg qu’il la tenait, elle et ses équipes, pour responsables du scandale

    Elle a écrit sur la façon dont les femmes ambitieuses sur leur lieu de travail sont souvent considérées à tort comme agressives. Elle a encouragé les femmes à « s’asseoir à la table », à prendre la parole, à se battre pour prendre des fonctions importantes et à ne pas renoncer à certains postes ou projets par crainte de ne pouvoir concilier leurs engagements professionnels et personnels.

    Un deuxième livre, Option B, relate son deuil et son chemin de croix après la mort de son mari, décédé en 2015 alors qu’ils étaient en vacances au Mexique.

    A mesure que sa réputation grandissait, les rumeurs lui prêtant des ambitions politiques n’ont fait que croître. En 2016, celles évoquant l’idée qu’elle pourrait quitter Facebook pour un poste au cabinet de la candidate à la présidence Hillary Clinton ont été suffisamment nombreuses pour qu’elle ressente le besoin de les démentir.

    « Je vais vraiment rester chez Facebook. Je suis très heureuse », a-t-elle déclaré en octobre 2016 lors d’une conférence.

    Reste que sa position au sein de Facebook a commencé à changer après cette élection. L’entreprise était embourbée dans des accusations selon lesquelles elle n’en avait pas fait assez pour contrer les ingérences russes dans l'élection américaine de 2016.

    La controverse a pris de l’ampleur en mars 2018, lorsque The Guardian et The New York Times ont révélé que la société de conseil politique Cambridge Analytica avait accédé de manière inappropriée aux données de 50 millions d’utilisateurs de Facebook. Ces données ont ensuite été utilisées pour cibler des électeurs sur le réseau social afin de les inciter à soutenir Donald Trump lors de la campagne présidentielle de 2016, selon les deux quotidiens. Le nombre d’utilisateurs concernés a par la suite été revu à la hausse à 87 millions.

    Les retombées de Cambridge Analytica

     

    A la suite des retombées négatives liées à Cambridge Analytica, M. Zuckerberg a indiqué à Mme Sandberg qu’il la tenait, elle et ses équipes, pour responsables du scandale, a précédemment rapporté The Wall Street Journal. Mme Sandberg avait confié à des amis que l'échange avec M. Zuckerberg l’avait ébranlée et qu’elle se demandait si elle devait s’inquiéter pour son emploi.

    Les deux scandales ont valu à Mme Sandberg d'être convoquée à Washington pour témoigner de l’influence étrangère sur les réseaux sociaux américains.

    Mme Sandberg a été encore plus mise sur la défensive par un article du New York Times de 2018 alléguant qu’elle avait supervisé une campagne de lobbying agressive pour combattre les critiques contre Facebook, notamment en engageant un cabinet d’études d’opposition établi dans la capitale américaine.

    A la suite de ces événements, Mme Sandberg s’est faite plus rare à Washington et a cédé de nombreux dossiers politiques à d’autres dirigeants, ont déclaré d’anciens employés qui ont travaillé avec elle.

    Mme Sandberg a parfois exprimé sa frustration d'être tenu pour responsable de problèmes survenus dans des secteurs de l’entreprise qu’elle ne contrôlait pas, selon ces anciens collaborateurs.

    Son influence générale sur Facebook a également diminué, en partie parce que M. Zuckerberg a exercé ces dernières années un contrôle plus strict de tous les aspects de la gestion de l’entreprise.

    « Son bilan est mitigé, mais dans l’ensemble, son héritage est positif »

    L’année dernière, lorsque The Wall Street Journal a publié une série d’articles d’investigation intitulée « The Facebook Files », fondés sur des milliers de documents internes, Mme Sandberg est restée quasi muette. En tant qu’avocate ardente de la cause des femmes, la discrétion de ses prises de parole publique a été remarquée tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, en partie parce que l’une des révélations de ce travail d’enquête était d’avoir établi à plusieurs reprises qu’Instagram était nuisible pour un pourcentage important de ses jeunes utilisateurs, surtout des adolescentes.

    Des données issues de documents internes ont également montré que la part des employés rapportant à Mme Sandberg s'était réduite ces dernières années. Début 2014, 43 % du personnel de l’entreprise lui rendait des comptes, mais ce chiffre est tombé à 31 % en 2021.

    Mme Sandberg s’est également inquiétée de la façon dont des projets à venir de films pour le cinéma ou la télévision sur Facebook dépeindront son mandat en tant que l’une des femmes les plus importantes de la tech. « Il n’existe aucun scénario dans lequel une femme d’affaires à succès n’est pas dépeinte comme une garce enragée », a-t-elle indiqué à un conseiller.

    Ces dernières années, le départ de Mme Sandberg a fait l’objet de spéculations persistantes, bien que certains pensent que les controverses entourant Facebook lui ont laissé moins d’opportunités.

    Mme Sandberg, qui a reçu une rémunération totale de 35,2 millions de dollars en 2021, possède une fortune de 1,6 milliard de dollars, selon Forbes.

    La gigantesque activité publicitaire de l’entreprise, dont elle est l’architecte, est par ailleurs soumise à une pression croissante, en grande partie en raison des changements apportés par Apple concernant la façon dont les données peuvent être collectées et utilisées pour les publicités ciblées.

    En avril, Meta a affiché la plus faible croissance de ses revenus depuis son entrée en Bourse il y a dix ans. Depuis le 2 février, la valorisation de Meta a baissé de 341 milliards de dollars. Et elle a perdu près de 540 milliards de dollars par rapport à son sommet du 7 septembre 2021.

    Crystal Patterson, qui a travaillé au bureau de Facebook à Washington de juin 2014 à septembre 2021 où elle a fini responsable des affaires publiques, assure que Mme Sandberg est une icône pour les femmes de l’entreprise et de toute la tech.

    Mme Patterson souligne les efforts de la dirigeante pour promouvoir la diversité au sein du groupe et son zèle pour aider les petites entreprises à utiliser les outils de Facebook.

    « Son bilan est mitigé, mais dans l’ensemble, son héritage est positif », résume-t-elle.

    Debbie Frost, ancienne responsable de la communication de Facebook qui travaille aujourd’hui avec la fondation de Mme Sandberg, considère que le départ de la dirigeante lui permettra de se consacrer à la promotion de l'égalité et à d’autres questions relatives aux femmes d’une manière qui ne lui était pas possible lorsqu’elle était chez le géant de la tech.

    Même si Mme Sandberg a constamment soulevé des enjeux importants pour les femmes au travail tout au long de sa carrière, c’est quelque chose qu’elle a toujours fait à la marge, en raison de l’intensité et des contraintes de son emploi à temps plein, ajoute Mme Frost.

    Un autre conseiller souligne, lui, que le souhait de Facebook de voir ses dirigeants se tenir à l'écart des questions sensibles entrait en conflit avec la prise de position de Mme Sandberg sur le droit à l’avortement dans le sillage de l’annulation attendue de l’arrêt Roe contre Wade par la Cour suprême. Après la fuite du projet de décision le mois dernier, elle a posté qu’une telle décision détruirait « l’un de nos droits les plus fondamentaux », une déclaration qui a suscité des inquiétudes chez certains au sein de l’entreprise, selon ce conseiller.

    Dans l’entrevue accordée la semaine dernière, Mme Sandberg a déclaré avoir hâte de consacrer plus de temps à sa fondation et aux questions relatives aux femmes après son départ. Et d’ajouter qu’elle n’est pas sûre de savoir à quoi ressemblera sa vie après Facebook.

    « Ce sera l’occasion de souffler un peu et de réfléchir. Mon travail et ce genre de réflexion ne pouvaient pas vraiment coexister », estime-t-elle.

    Un recruteur qui a travaillé avec Mme Sandberg dans le passé a déclaré au Wall Street Journal que, dans les heures qui ont suivi son annonce, étaient arrivées deux demandes de renseignements visant à évaluer son intérêt, l’une pour un siège à un conseil d’administration, l’autre pour un poste de PDG.

    — Kirsten Grind a contribué à cet article

    (Traduit à partir de la version originale en anglais par Yves Adaken)

     

     


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