• En évinçant ATD Quart Monde du Conseil économique, social et environnemental, c’est la pensée et la parole des plus démunis que l’on écarte d’une institution hautement représentative de la nation, témoigne le philosophe Guillaume Le Blanc, proche de l’association.

     

    par Guillaume le Blanc, Philosophe, professeur de philosophie à l’université de Paris

    publié le 23 avril 2021 à 6h00
     

    Existe-t-il un point commun entre les pauvres et les chasseurs ? Les uns et les autres auront le même nombre de sièges au Conseil économique, social et environnemental (Cese) dans le cadre de la réforme de ce dernier. Les associations engagées dans la lutte contre la pauvreté, passant de 3 à 2, rejoignent le nombre d’associations de chasseurs. Le siège d’ATD Quart Monde, présent dans ce conseil depuis 1979 et auquel on doit tant d’avancées dans la lutte contre la pauvreté, comme le rappelle dans une tribune récente l’historienne Axelle Brodiez-Dolino, est effacé de la structure. Et avec lui, l’expérience, la voix, la pensée des personnes en grande pauvreté. L’enjeu serait-il donc de chasser les pauvres plutôt que la pauvreté d’une assemblée qui ne veut plus rien connaître de l’expertise des plus vulnérables de notre société ? Car il existe un élément central, théorisé et pratiqué par le fondateur de l’association, le père Joseph Wresinski : lutter contre la pauvreté, c’est d’abord écouter la voix des plus pauvres, pour comprendre définitivement que la vie des pauvres n’est pas une pauvre vie, que pour exister elle a dû se forger tout un savoir des conditions de la survie, une expertise des raisons sociales et économiques qui font la pauvreté mais aussi des injustices liées à la violence des inégalités et à la distinction symbolique par laquelle les uns sont entendus alors que les autres ne le sont pas.

     
     

    Refuser l’exclusion des plus faibles

    Dans un texte de 2007, Wresinski écrivait à propos des pauvres : «Leur savoir et leur réflexion ne portent pas seulement sur leur situation vécue, mais aussi sur le monde environnant qui la leur fait vivre, sur ce qu’est ce monde-là, et sur ce qu’il devrait être pour ne plus exclure les plus faibles.» L’enjeu est justement de faire émerger ce savoir, de le reconnaître et de lui conférer la place qui lui revient dans une assemblée comme le Cese. Car il ne peut pas y avoir de société hospitalière s’il n’y a pas ce partage des savoirs. Un tel partage n’est pas un rêve creux, il se pratique quotidiennement à ATD sous la forme du croisement des savoirs et des pratiques dont la démarche vise à refuser que l’exclu soit également exclu des connaissances de son exclusion.

     

    Depuis de nombreuses années, j’ai la chance de cheminer avec ATD. J’ai pu réaliser combien cette institution est unique car elle ne travaille pas à la place des pauvres mais à côté d’eux. Depuis deux ans, je collabore avec d’autres philosophes à un séminaire de philosophie sociale organisé par ATD avec des militants et des bénévoles. C’est une joie sans cesse renouvelée, y compris dans la période actuelle où nous jonglons à distance pour continuer une telle réflexion commune, de faire l’expérience d’un authentique partage de la philosophie. Entre les militants, les bénévoles et les philosophes, une pensée commune s’engendre, au plus près des épreuves de la pauvreté, de l’injustice et de la critique sociale. Ils ont pour nom Priscillia, Rudy, Guillaume, Nathalie, Michol, Angélique, Alvaro, Emmanuel, Honorine, Déogratias, Régine, Cécile, Eric, Marie-Joe, Sophie, Jean, Marie, Fred, Jean-Marie, Maryvonne, Thomas, Stanislas, Carine, Alain, Dominique, Mariana, Semyon, Déogratias, et tous ces noms sont liés à d’autres noms, et ensemble nous formons une assemblée qui apprend à philosopher ensemble, qui réfléchit sur les injustices liées au savoir, sur le droit et les formes de résistance. Nous partageons des textes, nous les analysons, nous construisons une bibliothèque commune : c’est une utopie pour un quotidien autre.

     

    Faire entendre la voix des sans-voix

    En évinçant ATD du Cese, ce sont les pauvres que l’on évince d’un conseil hautement représentatif de la nation, au point qu’il est considéré comme sa troisième chambre. Voilà donc une assemblée qui aura désormais dans son patrimoine génétique l’expulsion de la pensée et de la parole des plus démunis. Emmanuel-Joseph Sieyès, à la fin du XVIIIe siècle, quand il avait imaginé l’architecture de l’Assemblée, il l’avait représentée comme un demi-cercle pour mieux figurer le fait que le second demi-cercle, premier dans l’ordre de l’importance, n’est autre que le peuple qui existe à l’extérieur de l’Assemblée. Sommes-nous en train de sortir de cette philosophie ?

    Voulons-nous d’un monde sans la pauvreté ? Oui. Voulons-nous d’un monde sans l’apport des plus pauvres ? Non. Nos sociétés sont atteintes de replis identitaires multiples dont les plus graves sont sans aucun doute l’entre-soi des puissants et des sachants. Comment assignons-nous des vies à n’être que des vies frontières, jamais véritablement dedans, presque toujours à la limite ? En leur refusant le droit de cité, en considérant que la cité du droit n’est pas pour ces vies-là. En décidant, un beau matin, de refermer le cénacle et d’enlever toutes les échelles, telle celle d’ATD, qui permettaient d’y entrer, et avec elle de faire entendre la voix des sans-voix.

    Guillaume Le Blanc est l’auteur de l’Insurrection des vies minuscules (Bayard, 2020).

     


  • La précarité ? Pour Élisabeth Borne, c'est la faute de l'assurance chômage

    Elisabeth Borne
    PHOTOPQR/LE PARISIEN/MAXPPP

    La précarité ? Pour Élisabeth Borne, c'est la faute de l'assurance chômage

    Antisociale

    Par Louis Nadau

    Publié le 19/04/2021 à 15:57

    Pour défendre la réforme conduite par le gouvernement, la ministre du Travail, Élisabeth Borne, a assuré ce lundi 19 avril que la "générosité" du système d'assurance chômage n'a rien fait pour permettre de redresser la situation du marché de l'emploi. Et tant pis si ce n'est pas son rôle…

    Et revoilà le "cancer de l'assistanat". Ce lundi 19 avril sur France Inter, la ministre du Travail, Élisabeth Borne, s'est risquée à une périlleuse démonstration, selon laquelle l'assurance chômage doit être réformée parce que sa trop grande "générosité" a encouragé la précarité.

     

     

    Celle qui souhaite "s’assurer que tout demandeur d’emploi soit incité à trouver un emploi" affirme ainsi, sans ciller : "Moi je défie quiconque de nous dire que le système actuel est idéal. Quand on voit qu'on a un des systèmes les plus généreux au monde et qui le restera après la réforme, et que pourtant, on a pas réussi à venir à bout du chômage de masse et qu'au contraire on a accompagné le développement de la précarité dans l'emploi avec une augmentation de 250 % des CDD de moins d'un an en dix ans, je pense que ça montre qu'il est utile de réformer le système."

    Traduisons : à cause d'un système trop "généreux", les chômeurs s'installeraient dans une forme de confort qui les conduirait à préférer les allocations au salaire, et l'oisiveté à l'emploi. En son temps, le prédécesseur d'Élisabeth Borne au ministère du Travail, Muriel Pénicaud, incriminait déjà les chômeurs, lesquels étaient priés de "changer de comportement". Que l'assurance chômage "accompagne" la montée de la précarité, c'est en fait son rôle, puisqu'elle existe non pour trouver un emploi, mais pour en compenser l'absence. Mais Élisabeth Borne prétend bien qu'un lien de cause à effet existe entre cette protection et l'augmentation de la précarité, puisqu'elle tire de sa prétendue inefficacité un argument pour soutenir la réforme de l'assurance chômage, laquelle prévoit justement de diminuer le niveau de protection des salariés, en rendant l'accès aux indemnisations plus difficile.

    À LIRE AUSSI :"Changer de comportement" : le gouvernement tombe le masque, au boulot les chômeurs !

    Rappelons au passage que, selon les chiffres de l'Unedic - l'organisme chargé de la gestion de l'assurance chômage, l'idée selon laquelle les chômeurs gagneraient plus en allocations qu'en salaires tient du mythe : selon un rapport de mars 2019, cette situation ne concernait que 4 % des bénéficiaires du chômage. Qui plus est, cette tranche d'allocataires est la plus pauvre, puisqu'elle regroupe les salariés ayant gagné 220 euros net par mois en moyenne sur les 12 mois précédents, pour une indemnisation de… 290 euros. Un bon plan à ce point confortable que 63 % de ces personnes retrouvent un emploi dans les trois mois suivant le début de leurs droits au chômage.

    FLEXIBILITÉ

    Mais il semble que ce soit encore trop "généreux" pour l'ancienne patronne de la RATP, dont l'analyse pousse le curseur antisocial encore un cran plus loin : à entendre Élisabeth Borne, on croirait que les salariés ont été plus enclins à accepter des contrats précaires parce qu'ils pourraient bénéficier d'une assurance chômage correcte. La ministre omet toutefois de mentionner que l'explosion de la précarité a été rendue possible, au moins en partie, par la loi El-Khomri et les ordonnances travail du début du quinquennat d'Emmanuel Macron, au nom de la "flexibilité" du marché du travail. Le dumping social, les délocalisations ou le libéralisme galopant ne sont pas davantage évoqués comme causes possibles de l'explosion de la précarité.

    Par-dessus le marché, la réforme bientôt en vigueur, qui conduira à dégager 2,3 milliards d’euros d’économies par an, selon les estimations de l’Unedic, pèsera avant tout sur les salariés les plus précaires, et devrait les conduire à enchaîner les contrats courts. Ce pour deux raisons : d'une part, l'étalement de la durée d'indemnisation sur 24 mois au lieu de douze conduit à une baisse de la valeur mensuelle de l'indemnité, d'autre part, le nouveau mode de calcul de cette indemnisation, qui entrera en vigueur dès juillet 2021, pénalise les "trous" sans emploi entre deux contrats. Autrement dit, les chômeurs sont doublement "incités" à accepter n'importe quel contrat, d'abord parce qu'ils ont moins pour vivre chaque mois, et ensuite parce qu'alterner travail et chômage conduit à être moins indemnisé qu'auparavant. Conclusion : ce n'est pas l'assurance chômage, mais bien le gouvernement qui "accompagne" la précarité.

     





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