• Les objets connectés, simplificateurs de vie ou petits tyrans de la performance perpétuelle ?

     

    Il y avait 12,2 milliards d’objets connectés dans le monde fin 2021, selon le cabinet américain IoT Analytics.  (PAUL BRADBURY/CAIA IMAGE/SCIENCE / Science Photo Library via AFP)Il y avait 12,2 milliards d’objets connectés dans le monde fin 2021, selon le cabinet américain IoT Analytics.  (PAUL BRADBURY/CAIA IMAGE/SCIENCE / Science Photo Library via AFP

    TICS NUMÉRIQUES (5/5). Les objets connectés, de la montre jusqu’aux assistants permettant de contrôler les fonctionnalités de son logement, sont entrés dans la vie de nombreux Français avec la promesse de la simplifier. Promesse tenue ?

     

    TICS NUMÉRIQUES

    Instagram, TikTok, Messenger, Snapchat, WhatsApp… Réseaux sociaux et messageries instantanées ont envahi notre quotidien pour le meilleur et pour le pire. Car avec eux sont apparues des pratiques, bénies par certains mais honnies par d’autres, révélatrices de notre société. « L’Obs » les dissèque ici.

    7 heures. Votre réveil connecté vous tire doucement des bras de Morphée en respectant votre cycle du sommeil. Sur le chemin du travail, votre bracelet calcule le nombre de vos pas et surveille votre rythme cardiaque. Une fois arrivé, nul besoin de garder les yeux rivés sur votre ordinateur, ni même sur votre téléphone : au poignet, votre montre vibre pour vous rappeler vos réunions et recevoir vos messages. Une fois de retour chez vous, un assistant vocal vous permet de régler la lumière pour une ambiance tamisée et de lancer votre playlist préférée, tandis qu’un robot de cuisine propose sur son écran une sélection de recettes à préparer. A vos pieds, un distributeur électrique se charge de donner des croquettes à votre chat (le poids et la consommation du matou sont envoyés en temps réel sur votre téléphone).

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    Futuriste ? Plus vraiment. Aujourd’hui, les objets connectés ont réponse à tout. De la simple montre à la maison elle-même en passant par le tapis de yoga et la balance connectée, ils ont envahi le quotidien de nombreux Français, séduits par une promesse qui reste souvent la même : vous faciliter la vie – et même parfois, l’améliorer – veiller à votre santé ou encore à votre sécurité. Et ils ont du succès ! Si, en France, il n’existe pas de chiffres détaillés, à l’échelle mondiale l’implantation des objets connectés est vertigineuse : ils étaient 12,2 milliards dans le monde fin 2021, selon le cabinet américain IoT Analytics, soit 8 % de plus que l’année précédente – une progression toutefois ralentie par la pénurie de composants électriques observée ces derniers mois.

    « L’essentiel du marché est devenu relativement abordable, et cela permet à beaucoup de gens de satisfaire à moindres frais une sorte de fantasme technologique ancré dans nos imaginaires, celui de l’informatique ambiante », explique Olivier Ertzscheid, maître de conférences et chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes.

    « Ça peut paraître ridicule mais… »

    Christophe et Sandra, 53 et 38 ans, font partie de ces Français qui ont accueilli les objets connectés dans leur quotidien. Travaillant dans un magasin de matériel électronique et électroménager, ils ont vite été séduits par cette technologie. L’acquisition d’une enceinte intelligente les a rapidement conquis : « On peut lui demander de mettre de la musique, trouver des numéros de téléphone, demander des informations… », explique le couple, qui utilise quotidiennement cet appareil. Un usage pratique pour de nombreux utilisateurs, mais également déterminant pour Sandra, atteinte d’une sclérose en plaques qui affecte sa vision.

    Le couple a également investi dans une caméra de sécurité connectée, capable de discerner humains et animaux, inconnus ou connus, et qui peut leur envoyer des notifications en cas de besoin. De quoi se sentir plus en sécurité. Ils concèdent également un usage anecdotique d’ampoules connectées, pour commander à distance ou paramétrer l’allumage et la couleur de leur éclairage : « Ça peut paraître ridicule aux yeux de certains, mais c’est ludique et ça fait du bien », confie Sandra.

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    Pour d’autres, l’expérience de ces technologies s’est révélée moins concluante : lorsqu’il s’est intéressé aux montres connectées, Guillaume Chevalier a d’abord été attiré par la possibilité de suivre ses activités sportives. Des tarifs attractifs lui ont fait sauter le pas. « La curiosité est assez grande, se souvient-il. Au début, je l’utilisais en lien avec des applications pour ma pratique du vélo et puis je me suis dit “tiens, c’est top, je peux même analyser la qualité de mon sommeil”. Et puis il y a toutes ces fonctionnalités dont on se fout au début mais qui finissent par intéresser. »

    « Je n’étais jamais off »

    Avec sa montre, ce responsable logistique dans l’événementiel de 28 ans a vite ressenti comme une incitation à la productivité. « Tu es réellement joignable tout le temps, tu reçois tes notifications directement sur ton poignet, tu es encouragé à marcher plus », énumère-t-il.

    Pour Olivier Ertzscheid, certains objets connectés – et notamment ceux permettant de mesurer des signaux corporels – ont pour principe de « créer un phénomène de dépendance » grâce au levier gratifiant qu’est le sentiment d’amélioration. Et pour pousser le vice, l’utilisateur est souvent incité à partager ses performances sur les réseaux sociaux : l’idée n’est plus simplement de mesurer mais de partager ces mesures avec ses pairs. Une hyperconnexion qui n’est pas sans effet pervers : « Plus on est connecté, et plus on est déconnecté de ses propres sensations, de son environnement, de ces interactions qu’une machine fait à notre place. »

    Cette technologie constamment active au bout de son poignet a fini par fatiguer Guillaume, face à ce qu’il voyait comme une forme de « moralisation », d’incitation à la performance, lorsque les données quotidiennes sont continuellement analysées et comparées aux jours précédents. Surtout, souligne-t-il, pour utiliser la montre à pleine capacité, elle requiert d’être portée 24 heures sur 24. « Je n’étais jamais “off”, je recevais des notifications qui faisaient vibrer mon poignet en permanence. Finalement, on finit par se sentir un peu surveillé », confie-t-il.

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    Des besoins créés artificiellement ?

    Lorsqu’il décide de télécharger l’historique de ses datas sur Google, c’est une douche froide supplémentaire. « Je me suis rendu compte que tout était stocké, jusqu’à mon rythme cardiaque ou mes heures de sommeil. Ça m’a fait prendre conscience d’une certaine opacité sur la politique de stockage des données. » Ajoutez cela aux notifications qu’il finit par couper pour avoir la paix et à une batterie qui se vide rapidement et qu’il oublie progressivement de recharger, et la montre de Guillaume a fini au fond d’un tiroir. Et ne lui manque pas plus que ça.

    Entre le frigo ou la montre connectée achetée sur un coup de tête, Olivier Ertzscheid rappelle que certains de ces objets représentent une réelle avancée pour leurs utilisateurs, notamment en matière de santé – on peut notamment citer les piluliers ou tensiomètres connectés, et autres bracelets permettant par exemple de surveiller des troubles cardiaques – ou pour certaines personnes en situation de handicap.

    Tout en soulignant que d’autres créent artificiellement des besoins, et relèvent davantage du gadget : « Personne n’avait envie de mesurer son nombre de pas dans la journée… avant que cela ne soit rendu possible facilement avec des objets connectés. »

     

  • Semi-conducteurs: entre Pékin et Washington, la guerre des puces

    Au-delà des valeurs démocratiques, la rivalité autour de Taïwan concerne le contrôle des technologies de pointe, en particulier la fabrication de semi-conducteurs pour lesquels la planète entière est dépendante de l'île

    TSMC 09/08/2022 Leblanc
    Dans une usine du fabricant taïwanais TSMC. Chaque disque contient plusieurs centaines de puces électroniques.
    Taiwan Semiconductor Manufacturing Co., Ltd
    Les faits - 

    Joe Biden a ratifié mardi le Chips act, une loi tout juste votée qui prévoit des aides massives à la construction d’usines de semi-conducteurs aux Etats-Unis. Le marché mondial des semi-conducteurs a atteint environ 600 milliards de dollars en 2021. Une étude de McKinsey publiée au printemps suggère que la croissance annuelle du secteur pourrait atteindre une moyenne de 6% à 8% par an jusqu’en 2030, pour atteindre 1000 milliards de dollars d’ici à la fin de la décennie.

    La visite éclair de Nancy Pelosi à Taïwan, qui continue une semaine plus tard de générer de très fortes tensions avec la Chine populaire, ne doit pas seulement se résumer à l’engagement pris à défendre les valeurs démocratiques face à la menace de l’autoritarisme de Pékin. La présidente de la Chambre américaine des représentants a aussi rencontré Mark Liu, le président de Taiwan semiconductor manufacturing co. (TSMC), le géant des semi-conducteurs qui détient 53% du marché mondial, signe de l’importance cruciale des puces électroniques pour la sécurité nationale des Etats-Unis et du rôle essentiel que joue l’entreprise dans la fabrication des produits les plus avancés en la matière.

    Les semi-conducteurs, qui entrent dans la fabrication de tout, des smartphones aux voitures, sont devenus un élément clé de la rivalité technologique entre les Etats-Unis et la Chine. Récemment, une pénurie a incité Washington à tenter de conserver son avance sur la Chine et de rattraper les autres pays d’Asie en pointe dans ce secteur. Cette bataille des puces a maintenant atteint un moment critique : les fabricants du monde entier pourraient bientôt être contraints de choisir entre Washington et Pékin, les deux superpuissances se bousculant pour la domination technologique et économique (intelligence artificielle, biotechnologie et désormais semi-conducteurs, considérés comme essentiels à leur sécurité nationale et économique respective).

    Subventions. En 2015, la Chine a lancé son plan Made in China 2025, dans lequel elle décrivait son ambition de devenir une grande puissance technologique, notamment dans les semi-conducteurs, avec l’objectif de produire chez elle 70% des puces qu’elle utilise. De leur côté, les Etats-Unis multiplient les efforts pour ne pas se laisser distancer. Le président Biden a ratifié mardi le Chips act, une loi adoptée par le Congrès le 29 juillet, qui prévoit 52 milliards de dollars de subventions pour ce secteur, dans le but très clair de soutenir l’industrie nationale. Environ 39 milliards de dollars seront alloués à la construction de nouvelles usines de fabrication de puces sur le sol américain, notamment pour soutenir l’implantation d’entreprises étrangères comme TSMC ou le coréen Samsung electronics qui, à eux deux, ont annoncé plus de 60 milliards de dollars d’investissements dans des unités de production en Arizona et au Texas.

    Le fait qu’à sa descente d’Air Force One lors de sa première visite en Corée du Sud, fin mai, Joe Biden ait choisi de se rendre dans la banlieue de Séoul où se trouve l’un des principaux centres de production de semi-conducteurs de Samsung pour y rencontrer son homologue sud-coréen, Yoon Suk-yeol, et le vice-président de Samsung electronics, Lee Jae-yong, en dit long sur les motivations américaines.

    Jusqu’à présent, la Chine n’a pas rattrapé son retard. Mais rien ne dit qu’elle ne sera pas en mesure de le faire. Les Sud-Coréens ont taillé des croupières aux Japonais qui ont détenu des entreprises de premier plan dans le secteur

    Après avoir son séjour de dix-huit heures à Taipei, Nancy Pelosi a d’ailleurs pris la direction de Séoul. Si elle n’a pas rencontré les patrons locaux du secteur, la question des semi-conducteurs figurait parmi ses priorités. Il a notamment été question de la proposition faite en mars par Joe Biden au Japon, à Taïwan et à la Corée du Sud de forger une alliance pour l’approvisionnement en semi-conducteurs, avec une date limite d’engagement fixée en août. Connue sous le nom de Chip 4, cette offre participe à cette stratégie américaine qui consiste à s’assurer que la Chine ne puisse pas parvenir à ses fins, alors qu’elle a mobilisé de grandes ressources pour se hisser sur la première marche du podium technologique mondial.

    Ces manœuvres pour se renforcer dans un secteur que les Etats-Unis dominent déjà au niveau de la conception, si ce n’est de la fabrication, incitent la Chine à réagir. Bien que les grands producteurs comme TSMC rappellent qu’ils entendent vendre leurs produits sans aucune discrimination, Pékin a décidé d’investir massivement afin de se doter de champions locaux et de stimuler l’innovation.

    Jusqu’à présent, la Chine communiste n’a pas réussi à rattraper son retard. Mais rien ne dit qu’elle ne sera pas en mesure de le faire. Les Sud-Coréens ont taillé des croupières aux Japonais qui ont détenu des entreprises de premier plan dans le secteur. Samsung a dépassé Toshiba en adoptant la stratégie de « saut » technologique, consistant à favoriser la recherche et la production de nouvelles puces plutôt qu’à reproduire les technologies déjà en circulation. Pour y parvenir, les Coréens se sont toutefois appuyés sur des technologies étrangères, ce qui devient de plus en plus compliqué pour les Chinois.

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    Les Etats-Unis exercent leur pression sur des entreprises cruciales dans la production de puces, à l’instar du néerlandais ASML holdings qui détient une position de monopole dans la construction de machines de pointe destinées à la fabrication de semi-conducteurs, comme les systèmes de lithographie en ultraviolet profond (DUV) et les systèmes de lithographie extrême ultraviolet (EUV). Les seconds ne sont déjà plus exportés vers la Chine en raison des restrictions américaines mises en place par l’administration Trump ; les premiers, moins avancés, sont désormais visés par les Etats-Unis qui voudraient sevrer Pékin.

    « Bouclier de silicium ». D’après les données publiées fin juillet par ASML holdings, Washington peut se montrer satisfait : on assiste à un transfert très clair des revenus de l’entreprise vers d’autres marchés. La part de la Chine dans ses ventes totales de systèmes lithographiques en valeur a chuté à 10% au deuxième trimestre de 2022, contre 34 % trois mois plus tôt, lorsque le pays était le plus grand marché unique. Dans le même temps, les exportations d’ASML vers Taïwan ont représenté 41% de ses ventes totales, tandis que la Corée du Sud occupe la seconde place avec 33%. Si cela se confirme, cela portera un coup dur à la campagne d’autosuffisance en semi-conducteurs lancée par Pékin, car les DUV sont utilisés dans un large éventail de processus de fabrication de puces de 28 nanomètres, 55 nm et 65 nm.

    Cette guerre des semi-conducteurs pourrait bien dégénérer en un véritable conflit. Pendant longtemps, Taïwan a été protégé par le « bouclier de silicium » que lui offrait son industrie des semi-conducteurs : le soutien militaire, économique ou diplomatique que de nombreux pays lui apporteraient du fait de la dépendance mondiale à l’égard de ses puces dissuadait la Chine de mener une invasion de l’île. Mais si les Chinois se retrouvent poussés dans leur retranchement, privés d’accès aux semi-conducteurs, ils pourraient être tentés par une unification militaire (wutong) de Taïwan qui leur permettrait de mettre la main sur cette industrie essentielle à ses ambitions.

    Après le voyage de Nancy Pelosi à Taipei, Pékin a procédé aux exercices militaires les plus importants de son histoire près de Taïwan, encerclant l'île avec des tirs réels de roquettes et de missiles balistiques. Il y a quatre-vingts ans,la guerre du Pacifique avait été en partie déclenchée par la privation de l’accès aux matières premières imposée par les Etats-Unis au Japon.

     

     




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