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    Que devient l'opinion publique à l'heure de l'explosion de l'expression populaire sur les réseaux sociaux ? C'est la question que se pose le sociologue Baptiste Kotras dans son ouvrage "La voix du web" aux éditions du Seuil.

    Si on prend le temps de les écouter, que nous racontent au juste les "voix du web" ? C'est la question que s'est posé le chercheur Baptiste Kotras. Dans son livre, il dévoile la façon dont le pouvoir ne cesse d'exploiter l'opinion publique, son évolution au fil des régimes (de l'opinion) et le méchant coup de vieux que les méthodes de l'Internet social font subir aux sacro-saints sondages.

    A l'affût des tendances

     

    Dans cet essai sous-titré "Les nouveaux régimes de l'opinion sur Internet", le sociologue s'intéresse aux milliers de publications qui chaque jour envahissent les réseaux - ce qu'il nomme "le bourdonnement incessant du web social" - et plus précisément aux entreprises qui, depuis le début des années 2000, s'efforcent de mesurer ces opinions. Elles ont pour noms NetBase, Linkfluence ou Brandwatch. Grâce aux logiciels dits de social media analysis, ces start up relèvent les motifs - parfois insoupçonnés - qui émergent dans la conversation publique. Des tendances et phénomènes que nous alimentons plus ou moins consciemment.

    "Ces entreprises partent du principe que tout peut être potentiellement intéressant afin de comprendre l'opinion publique, qu’il y a des choses dont les gens parlent déjà spontanément sur Internet et que cela peut véhiculer du sens" remarque l'auteur. Dès lors, La voix du web suggère la mort de l'ancien monde, celui des sondages, méthode de mesure de l'opinion dont le règne perdure depuis la société états-unienne des années trente. Sus à la parole échantillonnée, bienvenue dans l'ère de l'opinion spontanée. A la logique de représentativité promue par les enquêtes, les "traces" numériques (nos commentaires, posts et retweets) valorisent celle de la visibilité. L'ère des réseaux sociaux redessine dès lors les contours de notre démocratie.

    Des "mouches" à Kate Moss

     "Le web réouvre un certain nombre de questions qui ne se posaient plus avec la domination très forte du sondage : peut on vraiment dire que toutes les opinions se valent ? qu'un homme est égal à une voix ?, remarque Baptiste Kotras, pour qui cette logique du "bourdonnement" qui fait vibrer nos smartphones illustre à la perfection la pensée de Pierre Bourdieu, "selon lequel ce que l'on nomme "l’opinion publique" n’existerait pas, les sondages n'étant au fond qu'une forme de naïveté démocratique, pour la simple raison que dans la vraie vie, les opinions ne se valent pas : ce sont ceux qui font le plus de bruit qui sont finalement pris au compte" observe l'auteur. Dès lors que ce dernier nous renvoie aux écrits bourdieusiens des années 70, l'on se doute que ce qui caractérise aujourd'hui la mesure de l'opinion n'est au fond pas si révolutionnaire. Sans pour autant s'attendre à un si grand bond dans le temps.

    Car, disserte Kotras, la logique des logiciels de social media analysis nous renvoie à une époque sans ordinateurs ni pixels : la monarchie absolue de Louis XIV. La pêche aux tweets, quintessence d'une parole spontanée, serait la continuité théorique du système de mouches désiré par le Roi de France. Durant l'Ancien Régime, des agents gouvernementaux sont chargés d'investir les cafés afin de recueillir en toute discrétion la voix du peuple, dans l’optique de prévenir un éventuel soulèvement. Les réseaux sociaux ont depuis remplacé les cafés et l’écoute policière clandestine n'est au fond pas si éloignée du traitement de nos tweets par les logiciels de veille. "Il s’agit dans les deux cas d’écouter des gens qui ne savent pas qu’ils sont écoutés, et c’est justement parce qu’ils l’ignorent qu’ils révèlent des choses intéressantes. Les mouches comme le social media analysis suggèrent qu'au final la question de l’identité est secondaire : il importe de restituer ce qui se dit,  plus que le profil des publics qui l'énoncent, et l'impact social de ce qui se raconte" théorise le sociologue.

    Si le web est le prolongement d’une longue histoire, il aboutit à des résultats déroutants qui n’appartiennent qu’à son époque. Ainsi Kotras nous partage-t-il l’histoire dite de “Kate Moss prend l’avion”. Un jour, une célèbre compagnie aérienne s’interroge sur les nombreuses mentions négatives dont elle fait l’objet sur la Toile. Elle en appelle alors à l’usage du social media analysis pour percer le mystère. Résultat ? Nulle conséquence d’une grève de pilote, d’un retard ou d’une perte de bagage. Les nuages de mots produits par l’agence Brandwatch en laissent apparaître deux en particulier, majoritaires au sein des conversations publiques : Kate Moss. La raison ? L'emballement des internautes suite à la médiatisation d'un catastrophique voyage vécu par le mannequin britannique. C’est la star qui suscite le bad buzz, pas l’avion où ont eu lieu ses frasques. Qui aurait cru qu’un système hérité du 18ème siècle puisse nous conduire tout droit aux basques de l’égérie des podiums ?

    L'opinion n'existe pas

    A travers cette polyphonie, Baptiste Kotras capte une obsession qui depuis des siècles persiste : celle de "l'opinion", un concept si flou qu'il en est insaisissable. La recherche d'une "parole authentique", populaire et sans filtre, forcément fantasmée, obnubile médias et pouvoirs. D'entre toutes les méthode mises en place pour la saisir, celle du "vote de paille" est certainement la plus ludique. Elle nous renvoie en 1850, lorsqu'en pleine période électorale, les médias américains appellent leur lectorat à s'interroger entre concitoyens. Il en revient dès lors aux voisins de se sonder réciproquement, des campus aux usines en passant par les épiceries. Une façon a priori directe et spontanée de prendre la température de son pays. Mais comment attribuer à ces résultats un semblant de cohérence ?

    "Aujourd'hui l'on se dit que les résultats du "vote de paille" n’ont aucune valeur représentative. Mais à l’époque, dans un contexte de forte participation démocratique et de presse politisée, la notion de "représentativité" n’existait pas ! Si le vote de paille entretient la mobilisation de la société américaine, il démontre surtout la réalité de “l’effet bandwagon” (littéralement, monter dans le wagon de la victoire) : si tu parviens à démontrer que ton candidat est "tendance", les indécis voteront toujours pour lui au dernier moment, explique l'auteur, pour qui "ce phénomène s'observe encore de nos jours, à travers la mobilisation sur les réseaux sociaux, les retweets militants et l'élévation de tel candidat au rang de trending topic (sujet tendance) sur Twitter".

    La prolifération des discours au sein des mondes de l’informatique laisse à penser que cette parole est accessible en un clic. "Perception is reality [...] c’est ce que les gens voient qui fait la réalité de la conversation” déclare en ce sens le patron de l’entreprise Synthesio. Mais si elle se voit recueillie à l’heure où tout est catégorisé et “trendy”, l'opinion n’en reste pas moins un mystère. “L’opinion constitue un objet en tension. Aucun mode de description ne peut prétendre clore les débats, aux implications morales et politiques, qui entourent sa description” énonce Kotras.

    "Il ne faut pas condamner le web"

    Si l'auteur se tourne en permanence vers notre passé, c'est pour mieux nous inviter à relativiser un présent trop diabolisé. A l'écouter, il devient nécessaire de "sortir des discours de surveillance de masse” en prônant un esprit critique ouvert aux ambiguïtés des discours numériques. S'intéresser à la "voix du web" c'est avant tout réattribuer de la valeur à ceux qui la produisent. Or, pour l'essayiste, "les internautes sont victimes d'une forme de mépris de classe" visant à dépersonnaliser le web social. Pour Baptiste Kotras,  "tout ce qui a trait à Internet génère une panique morale, dans la mesure où l'on a toujours associé l’apparition des nouveaux médias (radio, télévision ou presse de masse) à la fin de la démocratie ou, pire, de la civilisation".

    A l'heure actuelle, cette richesse de l'opinion serait à chercher du côté du vertigineux débat sur les fake news, obsession contemporaine aussi bien médiatique que politique, traversant journaux et réseaux. "Il faut oublier cette distinction schématique entre “le vrai” et “le faux” dès qu’il est question de l’information sur le web. Le vrai et le faux sont justement une question d’opinion et de voix. L’erreur serait d’imposer un Grand Juge des Vérités pour dissocier le “vrai” du faux, ce que semble prétendre le gouvernement actuel avec la loi Fake News" achève l'auteur. Reste à savoir désormais de quelle(s) vérité(s) la voix du web est-elle au juste le nom. 

    Baptiste Kotras, La voix du web - Nouveaux régimes de l'opinion sur Internet, Seuil. Paru le 13 septembre 2018. 

     


  • En Inde, en l'espace d'une semaine, deux femmes ont été assassinées dans l'indifférence la plus totale des médias occidentaux. Il est vrai qu'au pays de Gandhi, rien n'est plus ordinaire que le féminicide.

    Lorsque son corps mutilé a été retrouvé le 31 aout dernier, dans un buisson, près d'une voie rapide dans l'Etat du Bengale-Occidental, Jahana Khatoon portait un salwar rose et sur ses jambes étaient inscrits des numéros de téléphone.

    L'un de ces numéros permit aux agents de police de remonter à un jeune homme résidant à Bombay. Celui-ci leur révéla qu’il était en couple avec Jahana malgré l'opposition de la famille de la jeune fille. Ils s'étaient alors enfuis avant que le père de Jahana réussisse à persuader sa fille de mettre un terme à la relation.

    Les agents apprirent également que Jahana avait été emmenée par son père et son frère à Calcutta où ils travaillaient comme chauffeurs. Durant son interrogatoire, le père de Jahana avoua avoir tué sa fille afin de l'empêcher, dit-il, de déshonorer sa famille musulmane en épousant un homme de confession hindouiste. Alors que son fils conduisait, il avait étranglé Jahana avec une corde avant de la jeter sur le bord de la route et de lui fracasser le crâne à coup de pierre.

    Quelques jours avant sa mort, alors qu'elle se trouvait chez sa tante pour un mariage, Jahana, mû par un funeste pressentiment, avait inscrit au henné sur ses jambes des numéros de téléphone, dont celui de l'homme qu'elle aimait.

    Selon les statistiques des Nations unies, près de 1000 crimes d'honneur sont commis chaque année en Inde. En 2011, la Cour suprême indienne a décidé que les auteurs de tels crimes encourraient désormais la peine de mort.

    Une semaine après l'assassinat de Jahana, le corps carbonisé d'une jeune fille de 20 ans a été retrouvé à Kareli, un village de l'Uttar Pradesh. Lorsqu'elle a été brulée vive par son mari et ses parents, Poonam Singh était enceinte de cinq mois.

    Dans sa plainte, Anuj, le frère de Poonam, rapporta que sa sœur était régulièrement torturée par son mari et sa « belle-famille ». Après que Poonam se soit mariée en février dernier, leur père avait donné de l’argent et des articles ménagers en guise de dot. La belle-famille de Poonam souhaitait obtenir en plus un vélo et exerçait sur elle une pression constante. Anuj expliqua que ses parents, n'ayant pas les moyens d'acheter un nouveau vélo, les supplièrent de renoncer à leur demande ; sans succès.

    Le 7 septembre dernier, un voisin prévint Anuj que sa sœur avait été brulée vive. La veille du drame, Poonam, en larmes, avait appelé son frère après avoir été longuement battue par son mari et ses parents.

    Si elle est pénalisée depuis 1961 en vertu du « Dowry Prohibition Act  », la dote tient toujours lieu de pratique universelle en Inde et s’exerce à l'échelle de toutes les castes et classes sociales. Plusieurs milliers de "crimes de dote" sont recensés chaque année.

    En Inde, depuis trois générations, on estime que plus de 50 millions de femmes ont été éliminées en raison d’une violence qui les cible à tous les stades de leur développement et de leur vie. Aux crimes d'honneur et crimes de dot s'ajoutent, le foeticide féminin, les infanticides des petites filles, la mortalité maternelle due aux avortements subis pour se débarrasser des filles et les suicides féminins.

    Selon une étude récente publiée dans la revue scientifique The Lancet public health, 37 % des femmes qui se suicident dans le monde vivent en Inde.