«Comment la société les gère : les barjots, les schizos et les autres…» Céline Letailleur a découvert le titre qui barrait la une de la Provence de mardi lors d’une réunion de groupe du Cofor, un centre de formation au rétablissement pour des personnes souffrant de troubles psychiatriques. Elle-même atteinte de troubles psychiques, elle est chargée des actions participatives au sein de l’établissement. «Quelqu’un l’a ramené. On était vraiment atterrés. Dans ce genre de cas, les personnes concernées ressentent vraiment le stigmate. Le problème, c’est qu’on est habitués. Mais là, c’était particulièrement violent», raconte-elle.

«C’est vraiment transgressif. On ne voit plus trop de unes comme ça. Avec la photo de la camisole… abonde le sociologue Xavier Briffault. Ça correspond à l’ambiance générale autour de la psychologie des terroristes.» La Provence, en effet, s’intéresse dans un même dossier au suivi des malades psychiatriques et à la «situation après les deux attaques survenues fin août à Marseille». Une association qui fait écho aux récentes déclarations de Gérard Collomb. Au lendemain des attentats de Barcelone, le ministre de l’Intérieur a cru bon d’assurer que le gouvernement entendait «mobiliser l’ensemble des hôpitaux psychiatriques [et] des psychiatres libéraux, de manière à essayer de parer à cette menace terroriste individuelle». Psychiatres comme experts du terrorisme jihadiste s’accordent pourtant à dire que l’amalgame entre radicalisation et maladies mentales est infondé, même si la composante psychologique ne peut être négligée. «Encore un politique qui aurait mieux fait de se taire, s’agace Béatrice Borrel, présidente de l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam). Les schizophrènes, par exemple, sont justement incapables de planifier, d’organiser, c’est l’un des symptômes. Mais dans le climat actuel, les malades mentaux deviennent des boucs émissaires.»

La crainte d’une «sorte de chasse au fou»

«Ça génère une ambiance un peu délétère alors que les représentations ont changé. Dans l’opinion, on sait aujourd’hui qu’on ne dit pas "un schizo" mais "une personne présentant des troubles schizophréniques", par exemple. L’idée que ce sont des troubles médicaux comme les autres, que la dépression est une maladie chronique comme le diabète, ça prend dans le grand public», juge Xavier Briffault. L’apparition du terme «psychophobie», asséné par les associations de malades et de proches quand médias ou politiques utilisent des représentations caricaturales et stigmatisantes, atteste en effet d’une prise de conscience. «Mais dès qu’il y a un climat de tension, c’est facile d’utiliser des termes stigmatisants pour désigner des responsables. Cette une dit quelque chose d’une sorte de craquage collectif. Ça pourrait signer le retour d’une sorte de chasse au fou», s’inquiète le chercheur. «Ça montre que la santé mentale reste perçue comme quelque chose à part dont on peut se servir pour vendre, juge de son côté Aude Caria, directrice du Psycom, organisme public d’information, de communication et de formation sur la santé mentale.Dans les médias, le sujet est souvent utilisé pour générer de la peur ou de la compassion alors que c’est une question de santé publique, un quart des Français sont concernés.»

Certains médias, il est vrai, n’ont pas attendu Gérard Collomb pour user de représentations erronées. En juillet par exemple, Fort Boyard a eu l’idée de mettre en place une épreuve nommée «l’asile», dans laquelle un candidat, dans une chambre capitonnée, serré dans une camisole, devait se libérer. Le tout assorti de cris de malades imaginaires voisins en fond sonore. L’Unafam, qui avait porté plainte pour injures publiques et discriminations, s’interrogeait alors dans une lettre à Delphine Ernotte, la présidente de France Télévisions : «Oserait-on monter une attraction sur le thème d’une autre maladie (sida, cancer, sclérose en plaques…) ?»Dans le domaine de la caricature, quelques politiques se sont également illustrés. Il y a eu Hervé Morin qualifiant Jérôme Cahuzac de «schizophrène» durant l’affaire qui porte le nom de l’ancien ministre, mais aussi le «Je ne suis pas autiste» asséné par François Fillon sur le plateau de France 2 durant la campagne. Sous-entendu : «je comprends ce qui m’arrive, je regarde autour de moi».

«On oublie qu’on parle de personnes en souffrance»

«Ça montre une réelle méconnaissance, explique Béatrice Borrel, de l’Unafam. Cet été, la défense d’Alexia Laroche-Joubert concernant Fort Boyard, c’était : les camisoles et les cellules d’isolement, ça n’existe plus. C’est faux. Et même, entrer dans un hôpital sans savoir quand on en sort, vous imaginez ? On oublie qu’on parle de personnes en souffrance.» De la même façon, on assimile souvent, à tort, maladies mentales et violences. Une étude menée aux Etats-Unis montre ainsi que, dans les fictions américaines, 72,1% des personnages atteints de maladies mentales en blessaient ou en tuaient d’autres. En réalité, 97% des actes violents commis le sont par des personnes qui ne souffrent pas de maladie mentale. «On n’assimile pas tous les hommes à des bourreaux parce qu’il y a un meurtre conjugal tous les trois jours», s’agace la présidente de l’Unafam, qui rappelle que les malades sont plus souvent violentés que violents. «On a l’impression que ce sont des gens qui se laissent aller et que ça concerne les faibles», complète Jean-François Marmion, journaliste et psychologue.

On se permet donc de moquer le «fou». «Utiliser des noms de maladie comme des insultes est très vieux. A l’origine, être "idiot" est une maladie. Dès le XIXe siècle, on faisait des numéros de music-hall, des albums photos avec des femmes diagnostiquées hystériques», explique-t-il. Bien avant le music-hall, «les personnes souffrant de troubles mentaux ont été désignées comme habitées par les démons dans la Bible et brûlées comme sorcières au Moyen Age»rappelle la Revue médicale suisse.

«On se dit que ce n’est pas seulement biologique»

«Aujourd’hui, la compréhension a avancé chez les professionnels mais pas forcément auprès du grand public. Or on rit aussi de ce qu’on ne connaît pas, parce que ça nous semble incompréhensible», analyse Jean-François Marmion. Et ça tombe bien, puisque la maladie «paraît être uniquement dans leur tête», on se sent moins honteux d’en sourire. «On se dit que ce n’est pas seulement biologique, selon le sociologue Nicolas Henckes. La dépression, par exemple, est difficile à délimiter et pose la question : qu’est ce qu’une pathologie ?» On aurait donc tendance à se dire qu’après tout, c’est un peu leur faute. D’après une étude parue en 2009, près de 70% des Français pensent d’ailleurs que les maladies mentales «ne sont pas comme les autres maladies».

«Il y a un travail à faire pour sensibiliser les journalistes qui ont les mêmes stéréotypes que l’ensemble de la population», juge Aude Caria, du Psycom. D’autant plus que cette stigmatisation est l’un des plus gros facteurs de retard d’accès aux soins. Elle rend l’acceptation du diagnostic bien plus difficile. Or, comme le rappelle Béatrice Borrel, plus tôt la maladie est traitée, plus grandes sont les chances de rétablissement.

En attendant que les mentalités évoluent, le Japon a pris une décision plus radicale : la schizophrénie y a changé de nom, celui-ci circulant dans le langage courant entaché de représentations négatives. Une avancée, ou le signe d’un découragement.

Charlotte Belaich