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« Deviens ce que tu es » : un précepte confus
Le monde contemporain retient la signification nietzschéenne du précepte « deviens ce que tu es ». Mais deux difficultés d’emblée se posent. Tout d’abord, Nietzsche cite Pindare, le poète lyrique grec antique. Or, les passages du texte où Pindare est supposé énoncer ce précepte, ont donné lieu à de très nombreuses divergences d’interprétation.
Notre époque actuelle attribue rétrospectivement un sens très nietzschéen aux écrits de Pindare. De plus, Nietzsche lui-même brouille considérablement les pistes en citant à maintes reprises ce précepte mais en variant le sens qu’il lui donne, en fonction de ses périodes et de ses écrits ! En résumé, on ne sait pas précisément ce qu’a voulu Nietzsche à propos d’un précepte attribué à Pindare mais que ce dernier ne semble pas avoir énoncé tel quel.
Notre méthode sera donc à trois temps :
1 – Dissiper au maximum la confusion qui entoure l'interprétation du précepte et ses sources (Pindare et Nietzsche)
2 - Enoncer tous les aspects complexes du « théorème » en s’efforçant de n’en omettre aucun.
3 – Elargir le champ de la réflexion afin de trouver des sens pratiques et utiles au précepte.
Efforçons-nous de lever d'abord un peu de confusion.
1°) Que dit Pindare ? Source
Le poète antique n’entendait pas le précepte dans le sens moderne nietzschéen.
Tout d’abord, il dit en substance « deviens qui tu es » et non pas « ce que tu es ».
Il se place dans le strict prolongement du « connais-toi toi-même ».
En effet, il écrit : « Deviens qui tu es, quand tu l'auras appris. » ou « Puisses-tu devenir qui tu es en l'apprenant (Pythiques, II, vers 72.). « Le roi est invité, après avoir pris connaissance de sa nature profonde, à traduire ensuite celle-ci en actes. » Il exhorte Hiéron Ier, tyran de Syracuse, à réaliser sa véritable personnalité, à partir du moment où Pindare - qui fait son éloge - la lui aura révélée.
Pindare, en se plaçant sous les auspices du précepte de Delphes, tire aussi les conséquences antiques attachées au respect de ce précepte que Socrate fera sien : connais-toi pour ajuster tes vœux à tes possibilités, à tes aptitudes. Si tu te connais bien, tu pourras transformer tes vœux en actes selon ta juste mesure, sans excéder ce que tu es.
« Mortels, apprenez ainsi à ne jamais former des vœux au-dessus de votre faible nature. »
Source : pages 19 et suivantes. Ne te prends pas pour un dieu ou un héros, reste un homme : « Mortel, apprends par cet exemple à te connaître : que tes vœux soient d’un homme ; qu’ils soient conformes à tes destins. Ainsi donc, ô mon génie ! N’aspire point à la vie des immortels, et n’entreprends jamais rien au-dessus de tes forces. » (Pythiques, III)
Demeure dans les limites de ta condition (ou « fortune » ici au sens classique) : « Ne vise pas plus haut que ta fortune présente ».
Pindare défendait une conception élitiste et aristocratique
Pindare fuyait la démocratie athénienne. Il se faisait le défenseur de la conception aristocratique et dorienne du concours athlétique. Pindare faisait déclamer ses odes de triomphe appelées épinicies. Ces odes célébraient la victoire d'un athlète lors d'une compétition sportive. Il n’aurait pas démenti les vers de Corneille pour qui "la valeur", chez les « âmes bien nées », « n’attend pas le nombre des années ». En effet, il croit à l’héroïsme héréditaire. On naît vertueux. Il illustre sa foi en cet élitisme par les exemples tirés d'Achille et d'Asclépios : Chiron a éduqué Asclépios, « cet enfant sublime, en développant par des exercices appropriés, tous les instincts de son grand cœur » (Néméennes, III, vers 56-57). Ainsi l’éducation ne prend que chez les âmes bien nées. Les vertus sont innées.
« Par l'héroïsme héréditaire, un homme est grandement puissant. Mais celui qui se contente de ce qu'on lui a enseigné, est comme un homme marchant dans l'obscurité. Son intelligence hésite ; jamais il n'avance d'un pas sûr et la carence de son esprit tente la gloire par tous les moyens. » (Néméennes, III, vers 40-42).
Si Pindare a dit « deviens ce que tu es », c’est seulement à l’intention des élites. Il y a ceux qui sont nés pour devenir et il y a tous les autres, appelés à rester tels qu'ils sont et qui ne méritent pas de considération puisque inaptes à apprendre.
2°) Que dit Nietzsche ?
Dans Ecce homo paru en 1888, le chapitre 8 de la partie « pourquoi je suis si malin » commence ainsi : « En cet endroit je ne puis plus éviter de donner la véritable réponse à la question, comment l’on devient ce que l’on est ». « Devenir ce que l’on est, cela fait supposer que l’on ne se doute même pas de ce que l’on est. »
A l’opposé de la sagesse du « connais-toi toi-même », il faut "se méconnaître" pour s’oublier dans les autres. Noton que Nietzsche emploie la traduction latine « Nosce te ipsum » pour dire le « Gnothi seauton » (en français "connais-toi toi-même"). Il s'agit de « se méconnaître, se rapetisser » pour « l’amour du prochain, la vie au service des autres ». Pas d'enferment dans un projet personnel exclusif mais ouverture à la rencontre avec l'Autre dont on peut partager un moment la cause (comme Nietzsche fera avec Wagner : il y consacre d'ailleurs un chapitre spécifique).
L’instinct désintéressé ne doit pas courir le risque de « se comprendre trop tôt lui-même ». Rester « une multiplicité prodigieuse qui, malgré cela, est l’opposé du chaos ». Sous la surface de la conscience, il existe un magma riche en puissance, c'est-à-dire - pour parler actuel - en potentiel et en possibilités, mais il ne s'agit pas de chaos : c'est le quelque chose, le "ce" que je suis et qui ne demande qu'à devenir.
Contrairement à la conception héroïque et de la vertu et du destin chez Pindare, Nietzsche dit n’avoir jamais rien désiré, jamais rien obtenu par lutte ni effort : seulement par jeu. « Je suis le contraire d’une nature héroïque » dit-il et son avenir est une surface (comme la conscience) que rien n’agite.
Le « deviens qui tu es » est authenticité : « Celui qui a communément besoin d’attitudes n’est pas franc... »
« Ma formule pour la grandeur de l’homme, c’est amor fati » (aimer son destin) : supporter la nécessité – passée, présente et à venir- et même l’aimer. Ne pas la nier : « Tout idéalisme c’est le mensonge devant la nécessité ».
En conclusion, je juge souhaitable de ne pas s’attarder, dans la suite de ma réflexion, sur les éléments trop confus, Pindare et Nietzsche pouvant cependant être cités à l’appui de la démonstration à venir. Le confus une fois écarté, il nous reste encore le complexe qui entoure ce précepte. Mais là, nous pouvons peut-être nous en arranger. Si l’on ne peut pas ressusciter Pindare ni Nietzsche, on peut, pour, le complexe, adopter une méthode d’examen rigoureuse pour éclaircir la pensée.
« Les faux gentils - La Comédie HumainePaix, droits des travailleurs, résistance et contre offensive populaire. »