Ce soir, c’est fête dans le groupe TF1. Lampions, quiches et Banga à volonté. «Grande première dans la Ve République !» claironne le présentateur Gilles Bouleau : la chaîne organise un débat d’avant-premier tour, entre cinq des onze candidats. Quelques instants avant le lever de rideau, les deux animateurs, Gilles Bouleau et Anne-Claire Coudray, répondent sur TMC (chaîne satellite de TF1) aux questions de Yann Barthès, grisé de pénétrer dans la coulisse. Tout l’intéresse, Barthès. Comment ils se sont préparés. S’ils ont révisé. «Vous êtes où ? C’est vrai que c’est le studio de Danse avec les stars ? Anne-Claire, je crois que c’est une première pour vous, quels conseils vous a donnés Gilles ? Comment est-ce que vous pouvez faire pour qu’ils ne se sentent pas archicoincés, pour qu’il se passe un truc ?» Bouleau : «Notre grand travail avec Anne-Claire, c’est de créer des dynamiques, pour qu’il se passe quelque chose. C’est pas une arène, c’est une agora. Pas de Blandine, pas de lions.» Et à propos, oui, le dispositif ? Coudray : «Nous serons légèrement en retrait dans l’arc de cercle, pour pouvoir se répondre quand ils en ont envie.»

Barthès, au taquet : «Il paraît que Marine Le Pen a demandé des tabourets.» Sacrée Marine Le Pen. Heureusement qu’elle est là pour poivrer le questionnement. Barthès : «Anne-Claire, est-ce que vous allez encore manger des yeux Emmanuel Macron comme vous l’a reproché Marine Le Pen ?» Référence à une précédente interview catastrophe de Macron par Coudray, dans laquelle elle a laissé le candidat partir en monologue incontrôlé. Mais plutôt que d’évoquer directement ce douloureux souvenir, mieux vaut faire référence au sexisme de Le Pen. Petite diversion entre bons collègues.

Jusque là, on est dans la plus classique autopromo télé. Mais on n’a pas encore vu le plus beau. Le plus beau, c’est cette question. «Où sera placé Dupont-Aignan ? Vous pouvez me montrer sa place ?» C’est une blague. Les initiés comprendront. Nicolas Dupont-Aignan, candidat souverainiste de droite, n’est pas invité. L’avant-veille, au 20 heures de TF1, il a même spectaculairement quitté le plateau pour protester contre cette non-invitation au débat des «grands». TF1 invoque des questions de clarté. Déjà, à cinq, c’est compliqué. Alors à onze ! C’est peut-être la raison, en effet. Mais peut-être aussila chaîne a-t-elle eu, comme dira un peu plus tard Jean-Luc Mélenchon, des «pudeurs de gazelle». Peut-être a-t-elle craint que les «petits» viennent faire tinter leurs casseroles aux oreilles des grands. En tout cas, réussite totale : pas l’ombre d’un assistant parlementaire ne viendra troubler le débat. Mais n’anticipons pas.

Car Yann Barthès n’en a pas fini avec Nicolas Dupont-Aignan. A peine a-t-il renvoyé les gazelles Bouleau et Coudray à la préparation de la fiesta qu’il revient régler son compte au souverainiste, en disséquant plan par plan la fameuse séquence «Dupont-Aignan quitte le 20 heures». Tout y passe. Le sourire du candidat : «Si vous arrivez chez les gens en sachant que vous allez vous barrer, vous faites un sourire comme ça ?» Rires du public. Dupont-Aignan, rediffusé par Barthès : «Nous sommes dans une fausse démocratie.» Re-rires. «L’élection n’a jamais été à ce point faussée.» Rires, rires, rires. C’est vrai ! Comment se plaindre de la manipulation de l’élection, alors que Barthès pose librement toutes ses questions à Bouleau et à Coudray ? Il a voulu faire le buzz, diagnostique Barthès, perspicace.

Le Dupont-Aignan, il ne faut pas seulement le passer à la trappe. Il faut l’écraser sous le poids du ridicule. En s’achetant les services de Barthès, le groupe TF1 a construit une mécanique implacable, et totalitaire. Non seulement la chaîne amirale contrôle le portail de la notoriété nationale. Mais, dans un effet «deuxième lame», Barthès s’emploie à enterrer les réprouvés sous le poids du ridicule. Rien à dire, c’est une belle machine. On parle beaucoup d’Orwell, ces temps-ci. George Orwell avait inventé le quart d’heure de la haine. Yann Barthès fait mieux : les cinq minutes du ridicule. Peut-être trop belle, d’ailleurs, la machine. Il faut se méfier, ces temps-ci, des dispositifs trop sophistiqués.

Daniel Schneidermann