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Brendan Carr : "TikTok est un loup habillé en agneau"
Brendan Carr : "TikTok est un loup habillé en agneau"
TikTok doit-il être banni des Etats-Unis ? Le commissaire de la puissante Commission fédérale des communications américaine, Brendan Carr, le réclame à cor et à cri.
C'est l'histoire d'une application où l'on s'amuse à reproduire des chorégraphies, des défis, des sketchs. D'un exutoire lors des périodes de confinement, au plus fort de la pandémie de Covid-19. En deux petites années, TikTok est finalement devenu un carton mondial, dépassant le milliard d'usagers et explosant au passage tous les records d'engagement : ses utilisateurs y passent en moyenne plus d'une heure et demie par jour. La pastille prend de plus en plus le pas sur les moteurs de recherche classiques comme Google. Elle est de fait une nouvelle source d'information pour la jeunesse. Le réseau social est également le principal challenger de la galaxie Meta (Facebook, Instagram), de Snapchat ou encore de Twitter dans la grande bataille de l'attention. Et, détail important : à l'inverse des susnommés, celui-ci vient tout droit de Chine.
Alors qu'une vague de suspicions de surveillance (voire d'espionnage) touche toutes les technologies provenant de ce pays, TikTok (Douyin dans sa version locale) n'échappe pas à la règle. Outre-Atlantique, de plus en plus de voix s'inquiètent de la place prise par l'application et de ses possibles fuites de données personnelles vers l'empire du Milieu. Parmi eux, Brendan Carr, commissaire républicain au sein de la Commission fédérale des communications (FCC). Ce dernier estime qu'une interdiction de l'application est inévitable aux Etats-Unis. Et pourquoi pas, demain, en Europe aussi. Entretien.
L'Express : Vous avez des enfants. Est-ce que vous les laisseriez se rendre sur TikTok s'ils vous le demandaient ?
Brendan Carr : Pour tout vous dire, ils ne peuvent pas utiliser ce type d'application ; ils ont moins de 10 ans. Mais, même s'ils étaient plus âgés, je ne les autoriserais pas à être sur TikTok. D'un point de vue strictement parental, je suis préoccupé par ce qu'on y trouve. Je pense à l'exemple du " Blackout challenge", ces vidéos qui encouragent les enfants à s'asphyxier et qui fait des ravages. En règle générale, j'estime qu'il existe un danger potentiel pour les jeunes lié à l'exposition à TikTok, qui peut entraîner des problèmes de comportement, de santé mentale. A l'inverse, et c'est ce qui me choque, certaines études prouvent que le contenu diffusé aux enfants sur l'application soeur en Chine (Douyin) est très différent. Sur place, on y pousse surtout des expériences scientifiques, du matériel éducatif.
L'ancien spécialiste de l'éthique chez Google, Tristan Harris, a récemment évoqué une variante "bio" en Chine, alors que le reste du monde est inondé par celle à "l'opium"...
Je suis d'accord avec lui. A mes yeux TikTok est l'équivalent du fentanyl [un très puissant opioïde qui circule notamment aux Etats-Unis], en version numérique. Car, comme le fentanyl, l'appli est hautement addictive et peut causer des dommages physiques.
LIRE AUSSI >> TikTok : pourquoi le réseau social chinois fait si peurLa pression semble s'intensifier chaque jour autour de TikTok aux Etats-Unis. Le directeur du FBI a récemment décrit la pastille comme une menace pour la sécurité nationale. La gouverneure du Dakota du Sud a interdit, cette semaine, l'application aux employés de l'Etat qu'elle dirige. Va-t-on vers une exclusion globale ?
Je pense que le raz-de-marée TikTok est en reflux. Comme vous l'avez souligné, presque tous les jours, sinon chaque semaine, on a l'impression qu'un événement arrive, soit en termes de mesures prises à son encontre, soit en termes de nouvelles révélations concernant sa sécurité. Tout cela à cause du principal problème causé par cette application : l'envoi de données d'utilisateurs américains vers Pékin. Je pense que oui, pour cette raison, nous allons donc vers une interdiction. La seule question pour le moment étant de savoir quand. Est-ce dans un an ou est-ce dans plus longtemps ? Le sujet devient peu à peu bipartisan. Le président démocrate de la Commission sénatoriale du renseignement, Mark Warner, également sénateur de Virginie, reçoit quotidiennement des informations confidentielles qui sont, à cet égard, très graves. Et il a affirmé que TikTok, selon ses propres termes, lui donne la chair de poule. Maintenant, il appelle à agir avec fermeté contre l'application. Comme vous l'avez souligné, le directeur du FBI Christopher Wray a récemment témoigné devant le Congrès de ses préoccupations en matière de sécurité nationale. Il faut aussi savoir que l'utilisation de l'application sur les appareils gouvernementaux a déjà été interdite dans l'ensemble ou la quasi-totalité de nos branches militaires.
Brendan Carr, commissaire à la Commission fédérale des communications américaine (FCC)
Getty Images via AFP
Concrètement, sur quoi vous appuyez-vous pour dire que l'application est si dangereuse ?
Les gens regardent TikTok et se demandent quel est le problème. A première vue, il s'agit d'une bonne plateforme pour partager des vidéos et s'amuser. Mais c'est le loup habillé en agneau. Le réseau social fonctionne comme une technologie de surveillance sophistiquée. Il capte tout, de l'historique de recherche et de navigation aux dynamiques de frappe sur le clavier. L'application se réserve par ailleurs le droit d'obtenir des données biométriques, des empreintes vocales. Pendant des années, TikTok a dit : "Ne vous inquiétez pas", les données des utilisateurs sont stockées en dehors de Chine. Alors que celles-ci, selon les communications internes de TikTok divulguées par la presse, seraient consultables depuis Pékin. Si leur fonctionnement était irréprochable, les dirigeants de TikTok n'auraient pas eu besoin d'induire les régulateurs américains en erreur pendant toutes ces années. Il y a quelques semaines, Forbes a révélé que la société mère de TikTok, ByteDance, surveillait ou du moins essayait de surveiller la position physique de citoyens américains via l'application TikTok [NDLR : des allégations fermement démenties par TikTok]. Tout cela est effrayant.
En quoi ces données peuvent-elles servir la Chine ?
A des fins d'espionnage, de chantage, de campagnes d'influence étrangère. Ou, bien, tout simplement pour nourrir, entraîner et améliorer leurs intelligences artificielles. Ce n'est pas un secret, Pékin s'est fixé pour objectif de dominer le monde dans ce domaine. Pour leur Etat de surveillance, et au-delà.
Qui pourrait bannir TikTok à l'échelle nationale ?
La Commission fédérale du commerce (FTC) pourrait éventuellement prendre des mesures. Le ministère du Commerce pourrait, lui aussi, potentiellement agir. Mais je pense que celui qui se rapproche le plus d'une décision dans un sens ou dans un autre est le département du Trésor. Ce dernier dispose d'un comité appelé Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), qui examine des sujets tels que les investissements étrangers et les applications. Selon un article du New York Times, le CFIUS a conclu un accord préliminaire avec TikTok qui lui permettrait de poursuivre ses activités. Mais depuis que cela a été rapporté, le FBI a fait part de ses préoccupations. Je pense que le débat autour d'une possible interdiction de TikTok se déroule toujours sous nos yeux.
N'est-il pas trop tard ? TikTok est utilisé par plus de 80 millions d'Américains aujourd'hui. Une autre voie semble possible...
Le département du Trésor explore une autre option, effectivement. Celle de permettre à TikTok de continuer à opérer ici, tout en mettant en place de nouveaux contrôles plus stricts. C'est le fameux "projet Texas", qui repose sur l'utilisation des serveurs de la société américaine Oracle pour jouer un rôle beaucoup plus important dans l'hébergement des opérations de TikTok. L'idée de laisser TikTok fonctionner aux Etats-Unis dépend donc en grande partie de notre confiance dans le fait que nous pouvons nous assurer que seules les données approuvées sont renvoyées vers la Chine. Deux choses m'embêtent néanmoins. Toujours dans l'article de Forbes, un responsable de TikTok aurait réalisé des demandes précises concernant les emplacements des serveurs Oracle aux Etats-Unis. Ce qui n'est pas rassurant. Si les officiels de TikTok, dans un moment de franchise, ne sont pas sûrs que ce projet du Texas puisse réellement protéger les données des utilisateurs américains, je pense que nous devrions les prendre au mot. Contrairement à d'autres personnes du département du Trésor qui négocient ce type d'accord avec TikTok, je ne vois pas la nécessité de mettre en place des protections sans être sûr que Pékin ne trouvera pas un moyen de les contourner. Ce qui amène à mon deuxième point. En fin de compte, TikTok a été conçu en Chine. Ce sont leurs outils. Comment être certain que les concepteurs, les ingénieurs en Chine n'aient pas accès à certaines données ?
Tout le monde n'est pas aussi catégorique. L'Europe, par exemple, continue d'enquêter sur le sujet des transferts de données entre le Vieux Continent et la Chine...
J'étais à Bruxelles il y a environ deux mois et j'ai fait part de mes préoccupations concernant TikTok. Donc, vous savez, je suis heureux de voir qu'ils continuent d'examiner cette question. Les régulateurs européens ont une longueur d'avance depuis des années en ce qui concerne les menaces qui pèsent sur les individus en matière de flux de données dans les grandes entreprises technologiques. Les Etats-Unis sont en retard dans ce domaine. Je pense qu'il serait très significatif pour les responsables européens de continuer sur cette voie en se penchant plus encore sur TikTok. Sur le continent, d'autres pays s'interrogent à propos de l'application. La preuve : le parlement britannique a ouvert un compte TikTok, puis l'a ensuite fermé pour des raisons de sécurité nationale.
En Europe, les préoccupations autour des flux de données dépassent largement le cas de la Chine et concernent aussi des entreprises américaines, comme Facebook ou Google.
Nous devrions tous avoir un niveau de préoccupation de base à propos des entreprises technologiques, de leur accès à nos données personnelles, et de ce qu'elles peuvent en faire. Encore une fois, je pense qu'il s'agit d'un domaine dans lequel l'Europe a largement une longueur d'avance. Mais j'estime également qu'il y a une différence fondamentale entre une entreprise de la Silicon Valley et Pékin. L'accès à ces datas par une entité redevable au Parti communiste chinois (PCC) suscite des préoccupations claires. Facebook ou Google opèrent dans un système qui dispose de superviseurs indépendants, de véritables contrepoids politiques et judiciaires. Il existe donc par nature des protections intégrées à ces données. Maintenant, qu'elles soient suffisantes ou non, c'est un débat, mais il y a ce cadre d'un système conçu pour protéger les libertés individuelles. Les objectifs autoritaires du PCC ne sont évidemment pas les mêmes. Ce dernier n'autorise que les entreprises qui répondent à ses ordres.
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Jusqu'à présent, à la FCC en particulier, nous n'avons jamais pris de mesures uniquement sur le fait qu'une entité est basée en Chine ou entretient des liens avec celle-ci. Nous recherchons toujours ce que j'appelle un "facteur supplémentaire". C'est-à-dire, des preuves indiquant l'existence d'une menace à la sécurité : une coopération étroite avec la Chine, d'un autre Etat surveillant ou toute sorte d'activité malveillante. DJI est ainsi un exemple d'entreprise étrangère pour lequel des sanctions étaient à mon sens justifiées. Même si elles sont, d'ailleurs, encore insuffisantes [NDLR : Les consommateurs aux Etats-Unis peuvent continuer à acheter et à utiliser des drones DJI].
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