« Êtes-vous un être humain ? » : entre plateformes et livreurs, une relation de travail « dystopique »
Les Maisons des livreurs de Bordeaux et Paris dénoncent le « fonctionnement kafkaïen » d’Uber, mais aussi Deliveroo et Stuart. Réponses identiques, impossibilité de parler en direct à un interlocuteur… Uber répond
Trois semaines que Mohammadou attend que la plateforme Uber Eats réactive son compte. On lui avait demandé de transmettre une attestation prouvant qu’il est à jour de ses cotisations. Il l’a fait. Mais ça coince. Résultat : trois semaines sans pouvoir travailler et sans obtenir de solution du chatbot (1), seul interlocuteur de ce livreur de repas à vélo de Bordeaux. Sur son smartphone, il finit par taper : « Bonjour, est-ce que je m’adresse à un être humain ? »… L’écran affiche une nouvelle réponse standard.
Même mésaventure pour Bamba, dont le RIB est refusé. Travailler pour un robot, est-ce bien humain ? C’est en tout cas l’impression ressentie par les coursiers suivis par la Maison des livreurs de Bordeaux : celle de subordonner leur corps et leur subsistance à une machine qui leur dit quoi faire, voit tout ce qu’ils font, mais à qui ils ne peuvent pas s’adresser pour plaider leur cause quand elle les évince.
La Maison des livreurs de Bordeaux, de concert avec son homologue de Paris, s’est penchée sur la question : « Nous avons comparé les réponses du service support d’Uber. Les réponses sont toutes identiques à la virgule près », indique Jonathan L’Utile Chevallier, coordinateur de la structure bordelaise. « Les interlocuteurs Uber sont censés s’appeler Farah, Hugo, John, Tom. Qui sont-ils ? Où sont-ils ? Pourquoi ne peuvent-ils pas répondre à des questions simples ? »
« Dystopique »
Excepté pour les questions pratiques concernant la livraison d’un colis, les coursiers n’ont aucun moyen d’avoir un interlocuteur au téléphone, « sans même parler d’un accueil physique », affirme Jonathan L’Utile Chevallier. « Tous les échanges sont dématérialisés. »
Les démêlés de Mohammadou avec un chatbot, à qui il finit par demander s’il s’adresse à un humain.
Maison des livreurs
Or, régulièrement, les livreurs doivent fournir des pièces administratives. « Quand tout se passe bien, pas de problème. Mais au moindre pépin, impossible de débloquer la situation : l’algorithme du chatbot tourne en boucle, et leur répète d’effectuer des manipulations qui ont échoué – charger un document… » dénonce Jonathan L’Utile Chevallier. Un peu comme un serveur téléphonique qui vous ferait naviguer à l’infini à coups de touches étoile, dièse, 1, 2, 3, pour revenir au point de départ. « On ne sait même pas si c’est un humain ou une IA qui vérifie les documents. »
Sauf que pour le livreur, ces blocages se traduisent par une suspension de compte prolongée. Donc une perte d’emploi et de revenus. Et qu’on parle de personnes déjà très précarisées, dont bon nombre vivent en squat et doivent pédaler douze heures par jour pour dégager un Smic.
Bamba ne parvient pas à faire valider son RIB… L’interface lui répète en boucle comment procéder à la manipulation qui a échoué.
Maison des livreurs
Même chose pour les avertissements et les suspensions de compte. « Le système est opaque. Vous recevrez un message pour vous dire que tel client s’est plaint. Sans lieu, sans date, ni motif. Il n’existe aucun barème indiquant combien d’avertissements valent suspension. Exactement comme si votre employeur vous disait : ‘‘Écoute, on te licencie. On a des raisons mais on ne peut pas te les divulguer’’. »
« Pour le livreur, ces blocages se traduisent par une suspension de compte prolongée. Donc une perte d’emploi et de revenus »
Là où la comparaison s’arrête, c’est que légalement, Uber n’est pas l’employeur des livreurs (malgré les tentatives de l’Europe pour instaurer une présomption de salariat, rejetées par la France). Il n’est que le fournisseur d’un service de mise en relation à des auto-entrepreneurs.
La Maison des livreurs l’assure : le phénomène n’est pas propre à Uber Eats. « Deliveroo et Stuart proposent le même fonctionnement kafkaïen, voire dystopique. » Elle a donc saisi l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (Arpe).
Ce que dit Uber
Ce n’est en tout cas pas un robot qui est en charge de relations presse d’Uber. Contacté par « Sud Ouest », un porte-parole répond : « Nous maintenons un contact régulier avec les livreurs indépendants de Bordeaux qui peuvent nous contacter sur l’application pour leurs sujets du quotidien, prendre rendez-vous pour être appelés par téléphone et nous rencontrer en personne lors de tables rondes dédiées aux échanges de fond sur l’activité. De plus, nous organisons chaque année une consultation nationale auprès de tous les livreurs afin qu’ils nous fassent part de leurs priorités. »
Et de conclure : « Tous ces modes d’échanges nous permettent de nourrir les discussions dans le cadre du dialogue social avec les organisations représentatives des livreurs. » Les syndicats regrettent pourtant qu’aucune négociation n’ait pu être ouverte sur la question, pourtant centrale, des rémunérations.
Uber se fait fort d’avoir organisé trois tables rondes à Bordeaux depuis le début de l’année. Une nouvelle serait programmée très prochainement. Et aussi d’avoir chargé un « coordinateur » des relations avec les « livreurs indépendants » de Bordeaux. Il leur passerait 80 appels chaque semaine. Manifestement, Mohammadou et Bamba n’étaient pas sur la liste.
(1) Programme informatique qui simule et traite une conversation humaine.