Tout commence par une rumeur. Symptôme de notre époque, produit des réseaux sociaux, elle s'amplifie dans une spirale infernale dont les conséquences peuvent s'avérer dramatiques. Ce mercredi 2 octobre, après plusieurs renvois, le tribunal correctionnel de Paris jugeait un homme de 27 ans accusé d'avoir menacé de mort le proviseur du lycée Maurice-Ravel, dans le 20e arrondissement de Paris.
Le 28 février 2023, le chef d'établissement de la cité scolaire aperçoit trois élèves voilées en train de discuter dans la cour. Il se rend alors auprès d'elles pour leur demander de retirer leur voile. L'une des trois jeunes filles refuse. Le proviseur l'interpelle et la touche au niveau de l'épaule pour qu'elle se retourne. L'élève se met aussitôt à crier, assurant qu'elle a été frappée.
Le lendemain, elle dépose une plainte contre le proviseur, l'accusant de l'avoir poussée et tapée. Depuis, la plainte a été classée sans suite par le parquet de Paris, qui l'a considérée comme infondée et dépourvue de tout élément matériel. Trop tard. En l'espace d'une journée, la rumeur se répand comme une traînée de poudre, y compris auprès de ceux qui n'ont pas vu la scène, mais aussi ailleurs en France, via les réseaux sociaux. Une jeune fille de 17 ans, élève au lycée Ravel, raconte la soi-disant altercation à son grand frère, Ibni-Akram A. Ce dernier poste alors un message caché derrière un pseudonyme sur X (ex-Twitter) : « Ma sœur m'a tout raconté. C'est une dinguerie. Faut le brûler vif, ce chien », lance-t-il.
« Réfléchir aux conséquences »
C'est à l'encontre de ce jeune homme que le ministère public a requis ce mercredi une peine d'un an de prison avec sursis, ainsi qu'un stage de citoyenneté au mémorial de la Shoah. « Il ne m'apparaît pas acceptable aujourd'hui que la peur soit du côté des enseignants », a déclaré la procureure en s'adressant au prévenu, jugé pour provocation publique non suivie d'effet à commettre une atteinte volontaire à la vie.
Habillé d'un col roulé noir et d'un pantalon beige, lunettes de vue sur le nez et mains croisées derrière le dos, Ibni-Akram A. se confond en excuses à la barre. « Je regrette profondément et demande pardon. J'ai écrit sans réfléchir, sans penser aux conséquences que ça pourrait avoir, pour le proviseur, ses proches et sa famille », assure-t-il.
À LIRE AUSSI Port de l'abaya : « On prend pour argent comptant des propos mensongers et la machine s'emballe »La présidente du tribunal précise que le message posté par le prévenu répond à celui d'un autre internaute, qui n'avait pas plus que lui assisté à la scène. « Il y a un premier manque de réflexion qui consiste à commenter un événement auquel on n'a pas assisté, alors même qu'entre les déclarations et l'événement lui-même il y a une différence. S'ajoute à cela le fait de donner du crédit à quelque chose d'infondé. Comment peut-on réagir comme cela sans réfléchir aux conséquences ? » interroge la présidente. « En postant, je me parlais avant tout à moi-même », se défend Ibni-Akram A.
« L'histoire de Samuel Paty se répète »
Alors que plane la mémoire de Samuel Paty, l'ancien proviseur a évoqué pour la première fois les conséquences de ces menaces : « Assez vite, j'ai arrêté de travailler, car j'ai reçu une autorisation spéciale d'absence de l'institution, qui m'a incité à me mettre en retrait, mais j'étais dans une forme de déni », commence-t-il. « Puis je me suis rendu compte que les choses avaient changé, je n'arrivais plus à sortir dans le quartier, à prendre le métro, je passais mon temps à regarder autour de moi, comme si j'étais en danger. J'ai compris tout l'aspect traumatisant. » Proviseur pendant trente ans, il admet que ces événements ont gâché la dernière année de sa carrière. Hasard de calendrier, il devait officiellement prendre sa retraite ce 1er octobre.
À la barre, son avocat, le bâtonnier Francis Lec, a regretté que le prévenu n'ait pas fait preuve de plus de « courage » à l'audience. « À chaque fois, on se réfugie derrière l'excuse du “je ne me suis pas rendu compte, je ne sais pas ce qui m'a pris”. C'est trop facile de dire qu'on n'a pas eu conscience de ce qu'on écrivait », plaide l'avocat, qui assure que le prévenu, socialement bien inséré, titulaire d'un master 2, avait le « bagage intellectuel » pour réaliser toute la portée de ses propos.
« Vous avez devant vous quelqu'un qui se dissimule derrière un pseudonyme pour appeler à porter atteinte à l'intégrité physique d'un chef d'établissement, en toute conscience. Le tribunal doit protéger les fonctionnaires du service public qui ont pour mission de transmettre à nos enfants les valeurs de la laïcité. L'histoire de Samuel Paty se répète », a prévenu Me Lec.Plus tôt, l'ancien proviseur avait aussi expliqué avoir choisi de déposer à la barre pour signaler qu'il est parfois « bien difficile » de faire respecter la laïcité dans les établissements publics. « Il y a des moments qui font peur, des collègues qui ont abdiqué, qui acceptent que les élèves gardent le voile », a-t-il regretté. Me Thibault Kempf, l'avocat d'Ibni-Akram A., a, quant à lui, tenu à rappeler qu'il ne s'agissait pas d'un procès pour atteinte à la laïcité et a insisté sur le fait que son client avait honte et donnerait « tout » pour retirer ses propos. « Il n'a jamais été question d'autre chose que de mots dans ce dossier, aussi abjects soient-ils. Jamais il n'a souhaité qu'un quelconque acte de violence soit commis à l'encontre de monsieur le proviseur. » Jugement attendu le 18 novembre.