• Intervention policière lors de la manifestation à l'appel du collectif Vérité et justice pour Adama samedi à Paris.

     

    Intervention policière lors de la manifestation à l'appel du collectif Vérité et justice pour Adama samedi à Paris. Photo Cyril Zannettacci. Vu pour Libération

    Les quelques mesures annoncées par le ministre de l’Intérieur sont loin d'être suffisantes. Il faut repenser le cadre des interventions policières et encadrer strictement les conditions des contrôles d’identité.

    Tribune. Il aura fallu le meurtre en direct d’un homme noir sous le genou d’un policier blanc pour que le monde prenne enfin conscience que les violences policières sont l’affaire de tous. En France, le ministre de l’Intérieur s’était jusqu’alors illustré par un déni choquant de toute violence policière. 

    Sommé par le président de la République et face à la multiplication des faits documentés de violences, il est finalement contraint de proposer des mesures pour enfin tenter de juguler le phénomène des violences policières et du racisme qui gangrènent la confiance des Français dans les forces de l’ordre, sans toutefois aller jusqu’à admettre que ce phénomène est systémique et ne se résume pas à une question de personnes ou de «brebis galeuses». 

     

    Mais annoncer, sous la pression populaire, quelques mesures de bon sens pour éteindre l’incendie (plus grande fermeté des sanctions disciplinaires, «tolérance zéro» contre le racisme…) sera très certainement insuffisant pour que les choses changent durablement. N’oublions jamais que la police n’est qu’une arme au service d’une vision politique de l’ordre social. Ce n’est pas autre chose que dit Philippe Capon, secrétaire général Unsa-Police (gardiens de la paix), lorsqu’il affirme que «le gouvernement nous a utilisés pour faire barrage à un certain nombre de choses : les gilets jaunes, les manifestations contre la réforme des retraites, le confinement, etc.» 

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    En finir avec le malaise profond entre la police et une partie de la population suppose que la doctrine de la police soit repensée dans une logique de paix sociale au plus haut niveau de l’Etat comme dans les rangs de la police. La loi a beau déclarer que nul ne peut être traité différemment en raison de sa couleur de peau et de ce qu’elle est supposée révéler de son origine, le fonctionnement de nos institutions ne s’est toujours pas défait de ses biais racistes. Ainsi des personnes perçues comme noires ou arabes ont une probabilité vingt fois plus élevée que les personnes blanches d’être contrôlées par les services de police. Vingt fois… 

    Face au tribunal, toutes les voix ne se valent pas 

    Loin de se limiter à l’espace public, ces rapports se retrouvent dans les procédures judiciaires et administratives. Praticiens du droit, artisans de la défense, nous constatons chaque jour que devant un tribunal toutes les voix ne se valent pas. La loi peut disposer que les procès-verbaux ne valent qu’à titre de renseignement, nous savons que la parole d’un fonctionnaire de police bénéficie d’un plus grand crédit que toutes les autres. Dans ces conditions, comment les victimes de violences, de racisme, ou des deux à la fois, peuvent-elles faire valoir leurs droits ? Invariablement mis en doute, celles et ceux qui accusent les forces de l’ordre de violences devront redoubler d’efforts pour se faire entendre. 

     

    Pire, il n’est pas rare que dans le cadre de débordements, la police cherche à masquer sa responsabilité : dissimulation illégale des numéros d’identification, citoyens et journalistes empêchés de filmer, téléphones détruits, procès-verbaux de complaisance destinés à couvrir des collègues, plaintes déposées à l’encontre des victimes, à titre préventif ou de représailles, pour des faits qualifiés de rébellion, outrage ou encore violence contre personnes dépositaires de l’autorité publiques… 

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    Là où les policiers plaignants ou mis en cause bénéficient d’un avocat pris en charge par l’Etat au titre de la protection fonctionnelle, leurs victimes doivent financer avec parfois difficultés les honoraires des avocats assurant leur défense. Là où les procédures diligentées contre des policiers, lorsqu’elles ne sont pas classées sans suite, s’inscrivent dans la durée, permettant l’exercice plein et entier des droits de la défense, les personnes poursuivies à la suite de plaintes de policiers passent régulièrement en comparution immédiate. 

    Pour être reconnu victime de la police en France, il ne suffit pas de croire en la justice, il faut l’arracher. 

     

    Nous voyons alors émerger de nouvelles formes d’organisations et de nouveaux espaces de luttes : des observatoires des pratiques policières ou des libertés publiques, des groupes d’échanges d’expériences communes, de partage de conseils juridiques. Ils filment, témoignent, dénoncent. Ils rassemblent les preuves et œuvrent – mieux que ceux qui en ont en principe la charge – à la manifestation de la vérité. 

    Notre temps révèle les failles d’une société trop confiante envers ses institutions. Ses aspirations démocratiques, égalitaires et solidaires ne peuvent cohabiter avec la violence et les discriminations. Nos représentants, qui faute de les subir refusent de les abolir, doivent aujourd’hui sortir du déni. 

    Repenser et encadrer les interventions policières

    D’abord, il est urgent de repenser le cadre des interventions policières et encadrer bien plus strictement les conditions des contrôles d’identité. En tout état de cause, la traçabilité de ces opérations et l’identification de leurs auteurs doivent être renforcées (présences systématiques de RIO, respect de l’interdiction de porter des cagoules, caméras embarquées et remise de récépissé pour tout contrôle). 

     

    De la même manière, l’usage de la force doit être modéré. Il est aussi urgent d’interdire les gestes et techniques d’immobilisation violents tels que le plaquage ventral ou le pliage, et de revenir sur les doctrines d’armement massif des effectifs de police et d’utilisation des armes. 

    Ensuite, l’institution policière ne pourra échapper à son nécessaire examen interne. Elle ne peut continuer d’assurer que les violences et discriminations dénoncées sont des actes individuels et isolés sans interroger son corps en intégralité. Ce faisant, elle comprendra que les faits de ces agents ont aussi été rendus possibles par l’esprit dans lequel ils ont été formés puis ont évolué. Elle ne pourra dès lors que revoir ses conditions de recrutement et le contenu de ses formations pour libérer des réflexions nouvelles sur le racisme, la gestion de crise ou l’environnement social. 

    Surtout, elle devra engager une politique d’intolérance absolue aux expressions de racisme, de sexisme ou d’homophobie, porteuses de violences et vecteurs de discrimination. Naturellement, l’institution ne pourra plus assurer son propre contrôle. L’IGPN, outil d’opacité et d’impunité, verra ses fonctions entièrement confiées à un organe indépendant. 

     

    Car c’est enfin dans le contrôle extérieur des pratiques policières que peuvent se trouver les issues les plus encourageantes pour mettre un terme aux phénomènes décrits. La liberté de la presse et l’indépendance des magistrats, y compris du parquet, sont des principes sur lesquels doit se bâtir le nouvel équilibre institutionnel. 

    De mêmes, les compétences des autorités administratives indépendantes, dont le Défenseur des droits qui compte parmi ses attributions la déontologie de la sécurité, doivent être renforcées et étendues, comme ses moyens humains et financiers. Le pouvoir de sanction et la possibilité pour des tiers de saisir les formations disciplinaires doivent être discutés pour favoriser l’effectivité du contrôle. 

    Malheureusement, loin de s’engager dans cette voie, le gouvernement semble vouloir instrumentaliser la légitime colère contre cette réalité. Ainsi, sous couvert d’y répondre en interdisant le recours aux méthodes d’étranglement, il annonce une généralisation du pistolet à impulsions électroniques, connu pour avoir entraîné des centaines de décès aux États-Unis et dénoncé comme constituant une forme de torture par le Comité des Nations Unies contre la torture. 

     

    Déclencher des enquêtes indépendantes

    Il y aurait pourtant à méditer sur le pragmatisme américain en ces périodes de recueillement à la mémoire de George Floyd. Ainsi les démocrates ont-ils proposé, dans un texte de 134 pages baptisé Justice in Policing Act, une série de mesures allant de l’interdiction des techniques d’interpellation par étranglement à la restriction du recours à la «force létale», en passant par l’obligation pour les agents des unités fédérales de police de porter une caméra corporelle ou encore de l’ouverture d’un registre national des bavures policières.

    Les élus démocrates souhaitent également faciliter le déclenchement d’enquêtes indépendantes sur les unités de police soupçonnées de dérapages structurels, interdire le «profilage racial» pratiqué par les agences fédérales ou encore redéfinir la notion de légitime défense trop largement retenue au profit de la police. 

    Alors si «la France ce n’est pas les Etats-Unis», comme on l’entend tel un disque rayé depuis quelques jours de tous les commentateurs qui jusqu’alors n’avaient jamais élevé la voix contre les violences policières, ne peut-on pas au moins s’inspirer de ces mesures de justice ? Le droit ne peut pas tout mais en point d’appui d’un réveil des consciences et d’une volonté politique, il est une arme de progrès.

    Estellia Araez présidente du Syndicat des avocats de France (SAF)

     


  • Aux racines du racisme systémique de la police

    Lors du rassemblement pour dénoncer les violences policières, samedi à Paris.

    Lors du rassemblement pour dénoncer les violences policières, samedi à Paris. Photo Cyril Zannettacci. Vu pour Libération

    Comparer les polices américaine et française, c’est questionner les angles morts de notre mémoire nationale, car les origines du racisme policier en France sont anciennes et liées aux Antilles tout autant qu’à l’Afrique.

    Tribune. On pourrait écrire tout un livre au sujet des réactions françaises générées autour du tremblement de terre #GeorgeFloyd aux Etats-Unis et des secousses globales qui suivirent, notamment le rassemblement organisé à Paris le 2 juin par le comité Vérité et Justice pour Adama Traoré. Dans une «discussion» avec l’universitaire Maboula Soumahoro sur BFM TV, le chroniqueur Eric Brunet affirmait récemment que l’idée même de racisme institutionnel serait un emprunt indu à la culture américaine. La police française ne peut être raciste parce que la République française n’a pas d’histoire raciste.

    Et pourtant : nombre d’institutions françaises, notamment nées avant la révolution, portent toujours les marques des préjugés sur lesquelles elles furent fondées. C’est le cas notamment de la police, dont l’histoire – n’en déplaise à Eric Brunet – est très américaine.

     

    L’entrée de la France dans la traite esclavagiste au XVIIsiècle est suivie d’un nombre sans cesse grandissant de lois coloniales régissant toutes les dimensions de l’existence des Noirs esclavisés et libres. L’infâme taxonomie de couleur de peau mise sur papier par le colon martiniquais Moreau de Saint-Méry est à l’image d’un ordre racial développé par et pour les Amériques, mais dont les vagues viennent bientôt baigner les côtes françaises.

    Déluge d’atrocités

    En effet, les colons en goguette visitent souvent la métropole. Seulement voilà : l’esclavage y est interdit depuis 1315. Mettre pied sur le sol français, c’est être ou devenir libre, et un nombre conséquent d’esclavisés en profitent. Un problème pour ces colons désirant voir la France sans y perdre leur propriété humaine. Au XVIIIe siècle, une série d’édits crée ainsi des exceptions permettant aux esclavagistes de conserver leur contrôle sur les esclavisés en les déclarant aux autorités. En 1777, Louis XVI signe une «Déclaration pour la police des Noirs» qui soumet le séjour des «noirs, mulâtres, ou autres gens de couleur» en métropole à des régulations strictes. Tous doivent se faire enregistrer à l’Amirauté qui leur délivrera un certificat, en l’absence duquel ils s’exposent à être emprisonnés dans des «dépôts de Noirs» et renvoyés de force aux colonies.

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    La loi est stricte, mais les colons ne suivent pas ses directives, et il arrive toujours que des esclavisés obtiennent leur liberté légalement. Qu’à cela ne tienne : les colons font appel directement à l’influence du roi pour annuler les décisions de justice et faire recapturer les anciens esclavisés. Dans les dernières années de l’Ancien Régime, c’est la police qui chasse les Noirs.

     

    A partir de 1791, sous fond de révolte des esclavisés dans la colonie de Saint-Domingue, le principe du sol libre est rétabli et inscrit officiellement dans les lois françaises. La révolution haïtienne pousse les autorités révolutionnaires à abolir l’esclavage en 1794, mais après le putsch du 18 Brumaire, Bonaparte décide d’écraser la liberté aux Antilles. Il y envoie une énorme expédition en 1801 qui rétablit l’esclavage en Guadeloupe dans un déluge de feu et d’atrocités. Ses troupes sont cependant battues à Saint-Domingue, qui déclare son indépendance et devient Haïti en 1804.

    La révolution haïtienne a un impact sur la politique intérieure et sur la police : Bonaparte rétablit l’esclavage et la police des Noirs, annulant au passage le principe du sol libre. Les Noirs de France sont invités à se déclarer à la police pour y obtenir un permis de séjour basé sur leur classification raciale – on invite aussi leurs voisins, au cas échéant, à les dénoncer. Sous les ordres du ministre Joseph Fouché, le racisme d’Etat est institutionnalisé dans les pratiques des forces de police et de gendarmerie, qui utilisent notamment un recensement minutieux des Noirs de France pour les contrôler et éventuellement, les déporter.

    «Le Cruel» à la tête de la gendarmerie nationale

    Fouché est la figure principale de la transition de l’Empire à la monarchie restaurée en 1815. Louis XVIII espérait pouvoir reconquérir Haïti : au final, il se voit obligé bon gré mal gré d’abolir la traite en 1817. Si les Noirs libres obtiennent le droit de voyager librement dans le royaume en 1818, la police et les dépôts sont maintenus. Sous la monarchie de Juillet, la France tourne ses attentions colonisatrices vers l’Afrique. Nombre d’officiers des campagnes d’Algérie sont des vétérans de Saint-Domingue et y importent les mêmes atrocités. C’est le cas de Pierre Boyer, dit «le Cruel», dont la brutalité est telle qu’il est démis de ses fonctions de commandant à Oran. On le mettra à la tête de la gendarmerie nationale.

     

    Les Noirs qui peuvent dorénavant se déplacer en métropole sont principalement des servants ou des libres aisés – nombre d’entre eux, du Martiniquais Cyrille Bissette au Guadeloupéen Melvil Bloncourt, contribuant par leurs écrits et leur activisme politique à l’abolition finale de l’esclavage en 1848. Il faudra attendre les années 1960 pour voir la population noire provenant des Antilles et des anciennes colonies subsahariennes exploser en métropole, une distance historique suffisante pour prétendre que jusqu’à la décolonisation, les Noirs n’avaient affaire à la police française qu’en tant qu’individus.

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    Il existe bien une ligne directe entre les pratiques de la police impériale et celles de la police contemporaine. Mathieu Rigouste a étudié notamment dans l’Ennemi intérieur… (1) cet état d’esprit faisant de tout Français racisé un «ennemi intérieur» potentiel dont il trace l’origine dans les forces de police coloniales nord-africaines. Les racines historiques du racisme policier sont cependant encore plus anciennes, et liées aux Antilles tout autant qu’à l’Afrique. A l’heure où Arte et StreetPress révèlent des conversations entre policiers dont la teneur évoque le suprémacisme blanc qui pollue les Etats-Unis, comparer les polices américaine et française, c’est aussi questionner les angles morts de la mémoire nationale française. Accuser les Noirs de communautarisme ou d’indigénisme parce que nous connaissons une histoire de France que la plupart ignorent est non seulement risible, c’est aussi dangereux. Si l’on veut sincèrement une France solidaire, il va bien falloir avoir le courage de regarder en face l’histoire de tous les Français.

     

    (1) L’Ennemi intérieur : la généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, éd. La Découverte, 2011.

    Grégory Pierrot professeur de littérature américaine à l’université du Connecticut, citoyen franco-américain résidant aux Etats-Unis depuis dix-sept ans