• Les failles de la protection des données des Français par les pouvoirs publics

    Les administrations sont désormais une cible privilégiée des pirates informatiques, qui essayent de s’emparer des données des citoyens. Si plusieurs agences veillent au grain, des militants dénoncent le manque de « volonté politique » du gouvernement.

    Par Benoît Floc'h

    Publié aujourd’hui à 02h06, mis à jour à 04h35

    Un outil pour lutter contre les failles de sécurité ...

    Tiroir d’interconnexion au data center Interxion, à Marseille, le 8 juillet 2020. Tiroir d’interconnexion au data center Interxion, à Marseille, le 8 juillet 2020. CLEMENT MAHOUDEAU / AFP

    Vannes est attaquée début 2016. Quatre agents de cette municipalité du Morbihan, ouvrant un courriel corrompu, laissent pénétrer un virus dans le système informatique de la ville. C’est la stupéfaction. « Qu’y a-t-il à voler dans une municipalité ? », s’interroge Anne Le Hénanff. « Nous n’avions pas conscience, poursuit la maire adjointe, de posséder un bien qui a une grande valeur : pas de l’argent, non, mais de la data, toutes ces données que l’on collecte auprès des habitants. »

    La ville réalise que la numérisation effrénée des démarches administratives n’est pas sans risque, et qu’elle s’accompagne d’une « responsabilité de protéger les données ». « La directrice de l’informatique m’a mise en garde, poursuit Mme Le Hénanff : C’est la dernière chance. Si on ne fait rien, la prochaine fois, ils craqueront notre système de sécurité. » Vannes sonne le tocsin, et stoppe tout développement numérique pendant deux ans pour se mettre à niveau.

    Plus récemment, dans la nuit du 5 au 6 décembre, une attaque au rançongiciel a frappé les serveurs du Syndicat intercommunal d’informatique (SII) de Bobigny, dont dépendent plusieurs municipalités et organismes publics de Seine-Saint-Denis. Pour obtenir un acte de naissance ou de décès, les habitants de Bobigny doivent désormais se rendre en personne à l’état civil et ne peuvent plus faire la démarche en ligne, rapporte l’Agence France-Presse. Aucun retour à la normale n’est en vue pour le moment, le syndicat refusant évidemment de payer la rançon de 4 millions d’euros demandée par les pirates.

    Les administrations ne cessent d’être ciblées par les cybercriminels pour les informations personnelles qu’elles possèdent. Fin octobre, ce sont les services de la mairie de Sainte-Affrique (Aveyron) qui ont été attaqués. A l’été 2020, les données de 1,4 million de personnes ayant effectué un test de dépistage du Covid-19 en Ile-de-France ont été dérobées à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. En juin 2021, Pôle emploi a porté plainte pour le vol massif de coordonnées de chômeurs. Selon les chiffres du dispositif gouvernemental Cybermalveillance, 1 964 collectivités publiques ont été accompagnées pour ce problème cette année, une augmentation de 127 % depuis 2018 (865).

    Lire aussi Vol massif de données de santé de l’AP-HP : un pirate informatique arrêté et mis en examen

    La sécurité nationale en jeu

    Les mêmes faits se répètent, semant le doute sur la manière dont la puissance publique protège les milliards de données, parfois hypersensibles, que les citoyens lui cèdent en toute confiance : numéro de sécurité sociale, suivi médical, coordonnées bancaires, revenus, adresses électronique et postale, nom du conjoint, etc. Cette protection relève de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi). Mais elle a refusé d’expliquer au Monde comment ce trésor est protégé. C’est pourtant bien « un enjeu majeur de confiance des Français dans les institutions publiques », reconnaît l’entourage de la ministre de la transformation et de la fonction publiques, Amélie de Montchalin.

     

     
     
     

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    Internet n’a pas eu le destin qu’on lui prédisait.

    Au départ (un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître et une époque où les abonnements numériques étaient, disons, peu nombreux), il était censé être décentralisé et contrôlé par ses utilisateurs. Démocratique, en somme.

    Mais un jour, la big tech, la centralisation, les profits, les guerres culturelles, les campagnes de désinformation, les auditions au Congrès, les directives européennes, les batailles antitrust et le techno-nationalisme sont venus tout bouleverser.

    L’évolution du web est-elle irréversible pour autant ?

    Ne serait-il pas possible, par exemple, que les utilisateurs des réseaux sociaux en soient aussi les propriétaires ou qu’ils puissent élire ceux qui les dirigent et choisir ce qui s’y dit ? Et si la même question se posait pour toutes les entreprises qui vendent des logiciels ou des services technologiques, qu’il s’agisse de finance, de cloud ou même de divertissement ?

    Ces questions, des investisseurs, des ingénieurs et même quelques doux rêveurs (à commencer par Jack Dorsey, l’ancien patron de Twitter ; c’est entre autres son intérêt pour cet enjeu qui a provoqué son soudain départ du réseau à l’oiseau) se les sont posées.

    Leurs réponses : des services et des applications qui donnent une idée de ce qui, l’espèrent leurs inventeurs, pourrait devenir le Web de demain. Un « Web 3.0 » ou « Web3 » décentralisé et géré de façon démocratique qui renaîtrait des cendres du Web 1.0 idéaliste des années 1990 et du Web 2.0 aux mains des géants de la tech que nous connaissons aujourd’hui.

    Dans les grandes lignes, les nouvelles technologies comme la blockchain ont la capacité de défaire la mainmise que les entreprises et les Etats ont sur tout ce qui, de la propriété intellectuelle à la création monétaire, touche de près ou de loin à Internet. Ces technologies reposent sur un partage des responsabilités ou de la propriété entre plusieurs utilisateurs qui, par exemple, se servent de leur puissance informatique pour « fabriquer électroniquement » (c’est-à-dire miner) des cryptomonnaies ou enregistrer des ventes d’œuvres d’art numériques.

    Il s’agit là d’une évolution du concept des cryptomonnaies qui va beaucoup plus loin que le bitcoin et que certains n’hésitent plus à considérer comme un « or numérique ». Outre leur valeur monétaire, les jetons (ou « tokens ») qui composent ces systèmes renferment d’autres informations : de simples données, la preuve de l’adhésion à un club ou encore le droit de voter sur la façon dont une entreprise se comporte.

    Les blockchains sur lesquelles s’appuient ces systèmes sont des registres stockés en permanence sur plusieurs ordinateurs, ce qui empêche les Etats ou les entreprises d’en prendre le contrôle et permet aux individus d’échanger des jetons en toute sécurité et en toute transparence.

    Qu’ils soient capital-risqueurs ou diseurs de bonne aventure sur les réseaux sociaux, les hâbleurs de tout poil n’en finissent pas de parler de ce futur où la technologie pourrait enfin casser les structures traditionnelles du pouvoir.

    Les blockchains sur lesquelles s’appuient ces systèmes sont des registres stockés en permanence sur plusieurs ordinateurs, ce qui empêche les Etats ou les entreprises d’en prendre le contrôle

    Pour d’autres, en revanche, c’est (au mieux) une perte de temps. Le bitcoin, affirment-ils, est une monnaie parfaitement inutile mais extrêmement polluante. Le système des cryptomonnaies ? Un modèle d’arnaque solutionniste (un courant de pensée qui défend l’idée que la technologie peut résoudre tous les problèmes) imaginée par des bonimenteurs qui ne veulent qu’une chose : refourguer leurs actifs non réglementés avant que le marché ne s’effondre ou que la SEC ne vienne y mettre son grain de sel.

    Jack Dorsey (qui n’est pas la moitié d’un imbécile) est un membre éminent du camp des convaincus : en juillet, il a déclaré aux investisseurs que le bitcoin jouerait un rôle majeur dans l’avenir de Twitter avant de tweeter, en août, que la cryptomonnaie allait rapprocher les humains les uns des autres.

    Son départ du réseau social donne une idée de ce à quoi ressemble le Web3 pour l’élite technologique. Jack Dorsey consacre désormais tout son temps à Block, le nouveau nom de Square (sa société de paiement numérique), où il se plonge avec délectation dans le monde des cryptomonnaies.

    Block (un nom inspiré entre autres par la blockchain) est propriétaire de Cash App, une application qui permet d’acheter et de vendre des bitcoins. L’entreprise a également créé un réseau de partage de brevets sur les cryptomonnaies et finance Spiral, une équipe indépendante de spécialistes de l’open source qui, pour sa promotion, mettait récemment en scène une marionnette de Jack Dorsey à qui elle demandait à quel moment il avait compris que quelque chose clochait dans notre système financier.

    Mais le Web3 fait aussi rêver d’autres prophètes de la tech. En juin 2021, Andreessen Horowitz, la société de capital-risque cofondée par Marc Andreessen, a lancé un fonds d’investissement (son troisième) qui mise sur les start-up liées à la blockchain et aux cryptomonnaies et possède une force de frappe de 2,2 milliards de dollars. Cette année, au niveau mondial, les investissements dans les jeunes pousses liées à la blockchain ont pulvérisé tous les records, dépassant les 15 milliards de dollars, soit une envolée de 384% par rapport à 2020, selon CB Insights.

    La quasi-totalité des entreprises qui se revendiquent du Web3 ou affichent leur passion pour la blockchain ont le même discours : une volonté (une quête, même, n’ayons pas peur des mots) de donner le pouvoir (et la fortune au passage) à un utilisateur qui devient aussi investisseur et client.

    DeSo (qui est tout à la fois une fondation à but non lucratif, une blockchain et un jeton, mais pas explicitement une entreprise à but lucratif, comprenne qui pourra) en est un exemple des plus classiques. Son idée ? Permettre à tout un chacun de créer son propre réseau social, mais en rendant ces réseaux bien plus connectables que Facebook ou Twitter grâce à un partage de comptes ou de données.

    « DeSo repose sur l’hypothèse que, si l’on réussit à mélanger argent et vie sociale, on peut créer de nouveaux vecteurs de monétisation, explique Nader Al-Naji, fondateur de DeSo et responsable de la fondation éponyme. Au lieu de gagner de l’argent grâce à la publicité, on pourrait en gagner grâce à la monnaie DeSo. »

    Si l’argent peut devenir un code, alors il peut être bien plus qu’un moyen d’échange et faire tout ce que les logiciels savent faire

    DeSo a d’ailleurs créé une cryptomonnaie (baptisée… DeSo) qui pourrait être utilisée, par exemple, pour donner un pourboire à un utilisateur dont on aime le contenu, donc remplacer les célèbres « like » par de l’argent… ou du moins par des jetons DeSo échangeables contre des dollars. A l’instar des nouvelles cryptomonnaies inspirées par Ethereum, ces jetons peuvent stocker les données qui constituent un réseau social (des textes, par exemple). Vitalik Buterin, l’un des inventeurs d’Ethereum, avait participé à la création du bitcoin avant de proposer le protocole Ethereum en 2013 notamment parce qu’il rêvait d’un monde dans lequel aucune entreprise n’aurait la mainmise sur les actifs digitaux. Cette double fonction illustre cette bizarrerie géniale qu’est le Web3 : si l’argent peut devenir un code, alors il peut être bien plus qu’un moyen d’échange et faire tout ce que les logiciels savent faire.

    C’est ce raisonnement, sorte de E = mc² numérique, qui fait dire à ses adeptes que le Web3 pourrait changer la donne. D’un coup de baguette magique, de l’achat d’une maison au « like » d’un message sur les réseaux sociaux, tout ce que les êtres humains font pourrait se transformer en pièce d’un système financier d’une taille et d’une complexité sans commune mesure avec ce que l’on connaît aujourd’hui.

    Paul Meed est directeur général de Moonbounce, une start-up qui développe une application DeSo. Pour lui, le fait d’utiliser les cryptomonnaies pour créer de nouveaux liens entre inventeurs et utilisateurs finira par porter ses fruits, même si tout cela reste encore balbutiant. Transformer la moindre interaction numérique avec des amis en transaction financière en fait tiquer plus d’un et, ajoute-t-il, beaucoup de jeunes et de fans de créateurs sont encore très réticents.

    « J’ai un ami qui a quelques millions d’abonnés, raconte-t-il. Un jour, il a fait une vidéo sur YouTube dans laquelle il parlait des NFT : ça a été l’une des plus critiquées de tous les temps. »

    Au lieu de financer DeSo de façon traditionnelle (c’est-à-dire en créant une start-up et en demandant aux bonnes fées du capital-risque de verser une obole en échange d’une participation), l’entreprise a vendu des jetons à ses premiers investisseurs, dont Andreessen Horowitz fait partie. Tous les réseaux sociaux et toutes les applications qui sont bâtis sur la blockchain de DeSo (on en compte désormais plus de 200, dont 100% sont minuscules) doivent utiliser les jetons DeSo. Plus les réseaux et les applications sont populaires, plus les jetons prennent de la valeur : au lieu de vendre des licences ou des publicités, l’entreprise a opté pour ce business model novateur.

    Les précédents sont rarissimes dans le monde de l’entreprise, et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquels les start-up de la blockchain restent un mystère pour beaucoup d’investisseurs. Pour leurs adversaires, cet écran de fumée ne doit rien au hasard. S’il résulte de supposées innovations dans la façon de concevoir un modèle économique, il est aussi très utile pour dissimuler les éléments d’ingénierie financière et technique suspects, persiflent-ils.

    « Les blockchains actuelles sont des sortes d’ordinateurs ultra-peu puissants qui ne peuvent traiter qu’une infime quantité de transactions et de façon incroyablement partielle », déplore Stephen Diehl, programmeur londonien devenu détracteur en chef du Web3 et de la technologie de la blockchain, dont il dézingue régulièrement les écueils.

    Les tentatives même moins récentes de transformer Internet en Web3 restent encore trop brouillonnes pour savoir si elles déboucheront un jour sur quoi que ce soit. Avant que l’obsession de Jack Dorsey pour les cryptomonnaies n’atteigne l’apogée que l’on sait, le patron avait dévoilé en 2019 un projet baptisé Bluesky, qui devait « donner naissance à une norme ouverte et décentralisée pour les réseaux sociaux ».

    L’objectif était alors de faire de Twitter ou d’un autre service un registre adaptable et facile d’accès grâce auquel on pourrait consulter les tweets depuis toute une ribambelle d’applications conçues par d’autres entreprises. Bluesky (censée être indépendant de Twitter même si le réseau social reste à ce jour son seul partenaire) devait être destiné aux développeurs, un peu comme Amazon Web Services. Différent d’une entreprise grand public, il aurait la responsabilité implicite de gérer ce qui se passe de son côté et pourrait exclure les présidents en poste, comme Twitter l’a fait le 8 janvier à Donald Trump.

    « Tout le monde a conscience des problèmes liés à l’influence des réseaux sociaux et le Web3 est considéré comme le messie qui va tout remettre en ordre »

    Dirigé par Parag Agrawal, l’actuel directeur général de Twitter, Bluesky ne semble pas avoir beaucoup évolué depuis son annonce. Twitter continue de recruter pour le projet et reste engagé dans la durée, a précisé une porte-parole. Selon elle, la blockchain pourrait jouer un rôle majeur dans la concrétisation du projet.

    Les tentatives de réinvention de Twitter et le départ de son cofondateur (parti voir ailleurs s’il pouvait changer Internet avec Block) sont l’incarnation des espoirs et des échecs qui entourent cette technologie. « Tout le monde a conscience des problèmes liés à l’influence des réseaux sociaux et le Web3 est considéré comme le messie qui va tout remettre en ordre », soupire Stephen Diehl.

    Pourtant, si l’on fait fi des envolées lyriques, difficile de savoir si le Web3 et ses technologies ne seront qu’un feu de paille ou, au contraire, s’ils écriront l’avenir d’Internet.

    Demain, peut-être que nous pourrons tous créer notre propre monnaie, l’utiliser pour lever des capitaux pour une entreprise, rémunérer des créateurs de réseaux sociaux ou trouver de l’argent pour la fête de l’école. Peut-être aussi que les régulateurs (qui ont demandé aux patrons des start-up de cryptomonnaies de venir répondre aux questions du Congrès) décideront que les problèmes que posent des entreprises qui émettent des choses qui ressemblent surtout à des valeurs mobilières l’emportent sur les horizons financiers et techniques qu’elles ouvrent.

    Quoi qu’il se passe dans les prochaines années, les sommes colossales investies dans les entreprises et les projets du Web3, l’intérêt qu’ils suscitent et la démocratisation des technologies développées par Block et ses concurrents prouvent qu’Internet ne satisfait plus grand-monde, pas même ceux qui en ont fait ce qu’il est aujourd’hui (et qui se disent peut-être qu’ils ont tout à gagner à résoudre le problème qu’ils ont créé).

    Traduit à partir de la version originale en anglai

     

     





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