• Retraites : le capital de ceux qui n’en ont pas

    Par Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à Paris-VIII. Dernier ouvrage paru : «Où va la France populaire ?» (avec Cédric Lomba, PUF, Vie des idées, 2019). — 28 août 2019 à 18:46
    Manifestation à Paris à l'appel des syndicats de retraités, en avril.Manifestation à Paris à l'appel des syndicats de retraités, en avril. Photo Thomas Samson. AFP

    La réforme à venir prévoit de supprimer les différents régimes, prenant acte d’inégalités réelles. Mais en l’état, le futur système dépendra du pouvoir politique qui fixera comme il l’entend la valeur du point, affaiblissant la sécurité sociale des plus modestes.

    Tribune. La «mère de toutes les batailles» est donc lancée. Effectivement, pour une fois, les superlatifs ne seront pas galvaudés, la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron s’annonce comme une transformation importante et décisive d’un des piliers centraux de la société française. Un pilier dont l’édification a représenté un progrès historique : rappelons que les retraites pèsent, certes, 14 % de la richesse nationale mais que l’avènement, après la Seconde Guerre mondiale, des systèmes de retraite obligatoires a permis de sortir massivement les personnes âgées de l’indigence. Le taux de pauvreté des retraités est aujourd’hui inférieur à celui de l’ensemble de la population alors que, jusque dans les années 70, c’était le contraire. Pourtant, la résorption spectaculaire de l’indigence des personnes âgées est un progrès fragile et réversible et, pour prendre la mesure des enjeux en question, il faut rappeler le sens de cette construction qu’est l’Etat social et dont les retraites sont, avec la santé, le pivot dans la France contemporaine.

    Il a été et il est beaucoup question d’inégalités dans le débat public, d’Occupy Wall Street au récent G7. Cette question, placée au centre du débat académique par les travaux des économistes Thomas Piketty ou Branko Milanovic, met l’accent sur la redistribution, les écarts entre les groupes, que ce soit à l’échelle d’un pays ou de la planète. Dans nos sociétés, les inégalités sont liées à l’importance croissante de la propriété sur les destins des femmes et des hommes. Les dividendes des actionnaires ou l’augmentation du prix de l’immobilier gonflent les patrimoines, accroissent les écarts entre ceux qui se trouvent du bon côté de la classe moyenne patrimoniale - sans même parler des super-riches - et les autres.

     

    La question de l’Etat social, et en premier lieu des retraites, est à la fois proche mais également différente, sur un point décisif, de celle des inégalités. Proche parce que l’Etat social a pour vocation de donner à ceux qui ne disposent pas des avantages de la propriété privée un équivalent à travers des mécanismes de protection sociale et des services publics, et ainsi de doter les non-propriétaires d’une forme de sécurité autrefois réservée aux possédants. L’Etat social a donné une possibilité de se projeter sereinement dans l’avenir, de faire face à un aléa, de disposer d’un «quant à soi» autrefois lié à la seule possession, aux travailleurs. Grâce aux retraites, ouvriers et employés notamment, les plus dépourvus d’accès à la propriété privée, bénéficient, quoique pour des durées moins longues et avec des revenus moindres, d’une propriété de transfert quand leur force de travail est épuisée. En réalité, la «propriété sociale» dont parlait Robert Castel a au moins autant pour fonction de procurer à ces catégories modestes une capacité de projection, d’anticipation d’un avenir non exclusivement indexé au travail salarié que de lutter contre les inégalités. En changeant le système des retraites au nom de l’équité pour abolir les différences entre les régimes pluriels et complexes des catégories socioprofessionnelles après la création de la Sécurité sociale en 1945, la réforme prend acte d’inégalités réelles liées à la balkanisation des nombreux régimes mais néglige cette fonction centrale de sécurisation de l’avenir des retraites dans notre société.

    En effet, alors même que la réforme est justifiée par la transparence et la simplicité d’un système universel, la retraite par points voulue par le gouvernement a pour effet de placer la fixation de la valeur dudit point dans la dépendance du pouvoir politique. Celui-ci peut donc varier en fonction des arbitrages liés aux rapports de force du moment ou de la conjoncture. La sécurité sociale procurée aux plus modestes en serait donc rendue plus vulnérable. Seuls les plus riches pourront pallier, par le recours à la capitalisation, l’hypothèse très probable d’une moindre protection de leurs vieux jours apportée par un régime général unifié et étendu. De ce point de vue, la réforme accélérerait des évolutions déjà à l’œuvre plus qu’elle n’opérerait un changement radical de direction : les réformes Fillon ayant déjà ouvert la possibilité de compenser la baisse du niveau des pensions par l’épargne privée.

    On touche là un point aveugle central dans le débat. La réforme part du principe que les retraités ont été les grands vainqueurs des redistributions à l’œuvre au cours des dernières décennies. Ce constat est en partie justifié, et encore plus en France : la pauvreté s’est incontestablement déplacée des aînés vers les jeunes et les familles monoparentales. Ce phénomène a été général dans l’ensemble des pays développés mais la France a été plus loin que de nombreux autres pays, ce qui explique la quasi-disparition de la pauvreté chez les retraités d’une part et la proportion plus importante de la richesse consacrée aux retraites d’autre part, le volume des transferts et ses effets sociaux étant bien sûr mécaniquement liés. Pourtant, ce constat d’une prospérité des retraités et du niveau de vie qui leur est associé est partiel. Dès lors que l’on mesure la pauvreté autrement que par des critères monétaires, en s’intéressant à la privation matérielle et sociale (1) ou au sentiment de pauvreté, on se rend compte que les retraités ne sont pas aussi épargnés par la pauvreté qu’il y paraît.

    Dès lors, la réforme ne peut partir uniquement du simple constat d’un nécessaire rééquilibrage vers les jeunes, dont rien ne dit par ailleurs que le futur revenu universel d’activité les protégera effectivement. De plus, les réformes des retraites précédentes vont, de manière prévisible, diminuer le montant des pensions. La pauvreté des retraités, problème du passé, est en passe de redevenir un problème du présent. Il est inscrit dans les paramètres fixés pour l’avenir par les gouvernements précédents. Elle est d’ailleurs déjà redevenue une réalité chez nos voisins, comme le Royaume-Uni, où un retraité sur six vit sous le seuil de pauvreté selon la Fondation Joseph-Rowntree contre moins d’un sur dix en France. L’enjeu d’une réforme des retraites du XXIe siècle ne peut s’épargner la réflexion sur cet enjeu en le renvoyant au passé. Cela ne signifie pas que le système actuel est dépourvu de défauts, notamment pour ce qui concerne les inégalités entre les femmes et les hommes, et qu’il ne faille pas y remédier. La construction du futur doit cependant reposer sur une compréhension globale des mécanismes que le passé nous a légués et sur un diagnostic précis du présent.

    (1) Cet indicateur de l’Insee recense les ménages concernés par cinq privations de la vie courante sur treize considérées comme nécessaires pour avoir un niveau de vie acceptable (avoir des impayés, ne pas pouvoir manger de viande ou de poisson régulièrement, ne pas avoir de loisir ou pouvoir faire face à une dépense imprévue, etc.).

    Nicolas Duvoux professeur de sociologie à Paris-VIII. Dernier ouvrage paru : «Où va la France populaire ?» (avec Cédric Lomba, PUF, Vie des idées, 2019).

  • Caisses automatiques : hyper contestées

    Par Gurvan Kristanadjaja — 29 août 2019 à 20:26
    Une caisse automatique dans un Carrefour parisien, jeudi.Une caisse automatique dans un Carrefour parisien, jeudi. Photo Cyril Zannettacci. Vu

    L’ouverture sans personnel dimanche après-midi du Géant Casino d’Angers a provoqué l’indignation des salariés et des syndicats. Ceux-ci s’inquiètent du recours de plus en plus massif aux machines et à la sous-traitance.

    A Angers, dimanche, la journée a été animée à l’hypermarché Casino. Pour la première fois, celui-ci est resté ouvert jusqu’au soir, grâce à un dispositif inédit pour un magasin de cette taille. Les hôtes et hôtesses de caisse ont travaillé le matin, et des machines automatiques les ont remplacés pour le reste de la journée. Ce qui a suscité l’indignation des syndicats et de certains élus. Le maire LR, mais ouvertement Macron-compatible, Christophe Bechu, s’est par exemple fendu d’un tweet accusateur à l’annonce de la décision : «Qu’une grande surface veuille ouvrir le dimanche après-midi relève d’un non-sens économique et social. Cette décision participe à une surenchère dont personne ne sortira gagnant, car une société déshumanisée n’a pas d’avenir.»

    Du côté du groupe Casino, propriétaire du magasin, on a pourtant tenté de rationaliser la chose : ce n’est qu’une «expérimentation» et les salariés ne seront «pas remplacés» par des machines. Ils travaillent toujours dans l’hypermarché la semaine jusqu’au dimanche midi. A l’issue de cette première journée d’ouverture sous ce modèle mi-hommes mi-robots, le groupe s’est aussi félicité des chiffres de fréquentation : «Un dimanche matin nous accueillons entre 1 000 et 1 200 personnes, c’est 5 % du chiffre d’affaires. Sur le premier dimanche après-midi que nous avons fait, nous avons compté 500 personnes. Ce qui est beaucoup pour un dimanche.» De quoi donner des sueurs froides aux syndicats. «On est contre parce qu’ils généralisent la part des caisses automatiques. Pour nous, la machine doit aider l’être humain, pas lui prendre son travail. Au sein du groupe, ils ont beau dire qu’ils aiment les caissières, ils les préfèrent au chômage», regrette Jean Pastor, délégué syndical central CGT du groupe Casino.

    Fidéliser la clientèle

     

    Si le cas d’Angers a été très discuté en raison de l’ampleur du dispositif, il n’est pourtant pas nouveau : le groupe Casino a déjà étendu les horaires de 85 magasins en France cette année. Autant d’échoppes où l’on voit des automates prendre le relais des caissières le dimanche après-midi ou à la nuit tombée (lire ci-contre). Avec, pour les enseignes, l’espoir de relancer un modèle qui s’essouffle - ou «dynamiser le marché», selon les mots d’un porte-parole. «C’est aussi une réponse au e-commerce. On essaye de mettre nos magasins à disposition à 100 % pour nos clients qui ont changé de mode de consommation. Ils ont maintenant l’habitude de consommer tout tout de suite», concède-t-on au sein de Casino. Depuis leur introduction dans les magasins, à la fin des années 2000, les caisses automatiques ont toujours suscité beaucoup de débats. Avec toujours, sous-jacente, la crainte que les machines nous remplaceront tous un jour. Le débat avait traversé la dernière présidentielle. «Les caisses automatiques sont l’emblème de l’automatisation qui, après avoir touché l’industrie, touchera les services. C’est aussi symbolique parce que la grande distribution est l’un des premiers secteurs de recrutement dans le privé», explique Sophie Bernard, professeure de sociologie à Paris Dauphine et chercheuse à l’Irisso (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales). Lorsque Mathias Waelli, maître de conférences, étudie le sujet entre 2007 et 2009 pour l’écriture d’un ouvrage, le phénomène est tout récent. «A l’époque, les éléments qu’on avait montraient que les caisses automatiques étaient plus un moyen de fidéliser de la clientèle que d’améliorer la productivité. On n’avait pas du tout assisté à une baisse du nombre d’emplois», explique-t-il. Mais une dizaine d’années plus tard, les super et hypermarchés n’attirent plus les foules, ce qui fait craindre un recours de plus en plus massif aux machines pour sauver des bilans financiers désastreux. Selon une étude du groupe Nielsen publiée en juillet 2019, 57 % des super et hypermarchés français ont déjà introduit des caisses automatiques en leur sein. «En ce moment ça va tellement mal pour la grande distribution qu’ils cherchent des sous partout. Ils nous habituent à avoir moins de caissières. Ils ouvrent les magasins plus longtemps, et la machine ne paye pas de charges ni de taxes. Ils ne feront pas de plan social, mais ça se fera en douce. On ne remplace pas les départs en retraite, les CDD… Et on ajoute des machines», craint Jean Pastor de la CGT. Pire, si l’on en croit un rapport de l’Institut Sapiens, think tank sur la technologie, le métier de caissière fait partie des cinq voués à disparaître à cause des nouvelles technologies. Toujours selon l’Institut, l’extinction serait prévue dans la période 2050-2066. Pourtant, un paradoxe subsiste dans cette prédiction. Si la machine est bien présente, l’humain l’est aussi, car l’automate seul ne parvient pas à remplacer pleinement le ou la caissière.

    «Outil de flexibilité»

    Ainsi des vigiles, plus nombreux, sont mobilisés aux côtés des caisses pour empêcher les vols. «Leur métier change, ils se trouvent eux-mêmes impactés. Ça crée des tensions parce qu’un vigile n’a pas forcément envie de faire toute une partie du travail que faisait l’hôte ou l’hôtesse de caisse», explique la sociologue Sophie Bernard. Dans certains cas, lorsque le dispositif est nouveau dans un magasin ou que la clientèle est importante, des «animateurs» sont employés pour accompagner les acheteurs. Dans d’autres, des opérateurs téléphoniques répondent 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 à une hotline pour les clients égarés.

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    Mais à la différence des caissiers et caissières, ces salariés sont employés par des sous-traitants, et non par l’enseigne. Ouvrant un nouveau débat : et si ce n’était pas les machines mais les sous-traitants qui allaient à terme remplacer les hôtesses ? Une certitude pour Sophie Bernard : «On va vers un modèle où on sous-traite énormément. C’est un peu toujours la même logique, on reporte la contrainte sur des salariés qui ne sont pas les nôtres. C’est un excellent outil de flexibilité, et les groupes s’en aperçoivent. Ils disent d’un côté "on fait des expérimentations", et de l’autre "quand on veut arrêter, c’est facile, il n’y a qu’à rompre le contrat avec le sous-traitant".» Selon elle, «l’étape d’après, c’est peut-être d’avoir recours à des auto-entrepreneurs». A Angers, Saliha Guechaichia (CGT) rapporte que des vigiles et cinq animatrices étaient présents dimanche. Tous via des sous-traitants : «Ils n’ont pas pu refuser de travailler le dimanche après-midi…» 

    Gurvan Kristanadjaja