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    Google, Amazon, Meta et Microsoft tissent leur toile de fibre optique

    Les quatre géants de la tech dominent de plus en plus l’infrastructure de câbles essentielle au fonctionnement d’Internet

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    Le câble Marea, qui s’étend sur près de 6 600 kilomètres entre Virginia Beach, aux Etats-Unis, et Bilbao, en Espagne, a été achevé en 2017.<br/>Il est en parti détenu par Microsoft, Meta et Telxius, une filiale du groupe de télécoms espagnol Telefonica.
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    L’affirmation selon laquelle les géants la tech contrôlent Internet peut paraître exagérée mais il est un domaine dans lequel elle se révèle de plus en plus vraie, au sens littéral.

    Internet peut sembler un environnement intangible, à mille lieues du monde physique, où se produisent divers phénomènes comme la propagation « virale » de messages, la circulation de biens virtuels ou des concerts dans le métavers. Créer cette illusion n’en nécessite pas moins une toile gigantesque et sans cesse croissante de connexions physiques.

    Un câblage en fibre optique, assurant le trafic de 95 % des données mondiales d’Internet, relie à peu près tous les centres de données de la planète, ces vastes entrepôts où des calculs informatiques transforment les 0 et les 1 en autant d’expériences en ligne.

    Ces connexions internationales par fibre optique prennent quasiment toutes la forme de câbles sous-marins – 1,3 million de kilomètres de fils de verre groupés donnent ainsi sa forme physique à l’Internet mondial. Il y a peu de temps encore, l’essentiel des câbles de fibre optique sous-marins qui étaient installés étaient contrôlés et utilisés par des entreprises de télécommunications et des gouvernements. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.

    En moins de dix ans, quatre mastodontes de la tech – Microsoft, Alphabet (maison mère de Google), Meta (anciennement Facebook) et Amazon – sont devenus les principaux utilisateurs de ce câblage sous-marin. Avant 2012, ils ne représentaient que 10 % de l’usage de cette infrastructure mondiale.

    Aujourd’hui, leur part s’établit à 66 % environ, et ce n’est qu’un début, selon des analystes, des ingénieurs en câbles sous-marins et ces entreprises elles-mêmes. Au cours des trois prochaines années, elles devraient devenir les premiers bailleurs de fonds et propriétaires des câbles Internet sous-marins qui relient les pays les plus riches et les plus gourmands en bande passante de l’Atlantique et du Pacifique, selon la société d’analyse TeleGeography.

    D’ici à 2024, les quatre géants technologiques détiendraient collectivement, selon les prévisions, une participation dans plus de 30 câbles sous-marins longue distance, mesurant chacun jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres et reliant tous les continents du globe à l’exception de l’Antarctique. En 2010, ces entreprises ne possédaient de participation que dans l’un de ces câbles, baptisé Unity et détenu en partie par Google, reliant le Japon aux Etats-Unis.

    La voracité des entreprises de la tech en matière de bande passante à l’échelle mondiale a suscité la méfiance, voire l’hostilité, des entreprises de télécommunications classiques. Des analystes du secteur se sont demandé s’il était souhaitable que les plus puissants fournisseurs mondiaux de services et de marchés en ligne soient aussi les propriétaires des infrastructures qui les sous-tendent. Ces inquiétudes sont compréhensibles ; c’est un peu comme si Amazon était propriétaire des routes que ses livreurs utilisent.

    Mais l’implication de ces entreprises dans le secteur de la pose de câbles a également eu pour effet de réduire les coûts de transmission des données à travers les océans pour tout le monde, y compris leurs concurrents, et de contribuer à l’augmentation de 41 % des capacités de transmission internationale de données sur la seule année 2020, selon le rapport annuel de TeleGeography sur les infrastructures de câbles sous-marins.

    Dans le passé, la pose de câbles transocéaniques nécessitait souvent des financements publics émanant des gouvernements ou des entreprises de télécommunication nationales. Ces ressources font aujourd’hui figure d’argent de poche pour les géants de la tech. À eux quatre, Microsoft, Alphabet, Meta et Amazon ont investi plus de 90 milliards de dollars sur la seule année 2020

    Ceux-ci peuvent coûter des centaines de millions de dollars pièce. Les installer et les entretenir requiert une petite flotte de navires remplissant différentes fonctions, de la prospection à la pose de câbles par des bateaux spécialisés qui font appel à un large éventail de technologies sous-marines pour enfouir les câbles sous le plancher océanique. Parfois, ils doivent poser ces câbles relativement fragiles (par endroits, ils ne sont pas plus gros qu’un tuyau d’arrosage) à des profondeurs de plus de 6 kilomètres.

    Ces tâches doivent être accomplies tout en maintenant le degré adéquat de tension dans les câbles et en évitant des écueils aussi divers que les monts sous-marins, les oléoducs et gazoducs, les lignes de transmission à haute tension d’éoliennes offshore, et même des épaves et des bombes non explosées, souligne Howard Kidorf, associé chez Pioneer Consulting, une société de conseil qui aide les entreprises à concevoir et construire des systèmes de câbles en fibre optique sous-marins.

    Dans le passé, la pose de câbles transocéaniques nécessitait souvent des financements publics émanant des gouvernements ou des entreprises de télécommunication nationales. Ces ressources font aujourd’hui figure d’argent de poche pour les géants de la tech. À eux quatre, Microsoft, Alphabet, Meta et Amazon ont investi plus de 90 milliards de dollars sur la seule année 2020.

    Ces entreprises affirment poser des câbles pour accroître la bande passante à travers l’essentiel des régions développées du monde et pour assurer une meilleure connectivité aux régions mal desservies telles que l’Afrique et l’Asie du Sud-Est.

    L’histoire ne s’arrête pas là. Si ces groupes sont entrés dans le secteur de la pose de fibre sous-marine parce qu’il devenait de plus en plus cher d’acheter des capacités auprès des propriétaires des câbles, ils sont aujourd’hui mus par leur propre demande insatiable de téraoctets, note Timothy Stronge, vice-président de la recherche chez TeleGeography. Dans ce contexte, les acteurs traditionnels du secteur de la pose de câble comme NEC, ASN ou SubCom ont vu leurs profits fondre, ajoute M. Stronge. (Il en est allé de même de la rentabilité de grossistes comme Tata et Lumen, qui vendent des capacités de câbles sous-marins.)

    En construisant leurs propres câbles, les géants de la tech s’épargnent à terme des dépenses auprès d’autres exploitants. Il s’agit donc d’un investissement qui n’a pas besoin d’être rentable pour faire sens du point de vue financier.

    Plusieurs de ces câbles financés par les Big Tech sont d’ailleurs issus d’une coopération entre concurrents. Le câble Marea par exemple, qui s’étend sur près de 6 600 kilomètres entre Virginia Beach, aux États-Unis, et Bilbao, en Espagne, a été achevé en 2017 et est en parti détenu par Microsoft, Meta et Telxius, une filiale du groupe de télécommunication espagnol Telefónica. En 2019, Telxius a annoncé la signature d’un accord permettant à Amazon d’utiliser l’une des huit paires de brins de fibre optique que contient le câble, ce qui représente en théorie un huitième de sa capacité de 200 térabits par seconde – suffisante pour visionner simultanément en streaming des millions de films HD.

    De son côté, Meta travaille avec des partenaires locaux et mondiaux sur la totalité de ses câbles sous-marins, ainsi qu’avec d’autres grandes entreprises technologiques comme Microsoft, indique Kevin Salvadori, vice-président chargé des infrastructures de réseau du groupe.

    Partager la bande passante avec des concurrents permet de garantir l’accès de chaque entreprise à des capacités sur davantage de câbles, ce qui est nécessaire pour maintenir le fonctionnement d’Internet en cas d’endommagement d’un câble. Ce type d’incident se produit environ 200 fois par an, selon le Comité international de protection des câbles, un organisme à but non lucratif. (La réparation de câbles endommagés peut représenter un immense chantier, nécessitant le recours aux mêmes navires que ceux qui posent les câbles, et durer des semaines.)

    « Il faut comprendre que cet investissement ne fera à terme que renforcer leur domination dans leurs secteurs, parce qu’elles sont en mesure de fournir des services à des prix toujours plus bas »

    Partager ouvertement des câbles avec la concurrence, comme le fait Microsoft avec son câble Marea, est essentiel pour garantir la disponibilité quasi permanente des services de cloud, ce à quoi Microsoft et d’autres fournisseurs s’engagent explicitement dans les accords qu’ils passent avec leurs clients, observe Franck Rey, responsable sénior de l’infrastructure de réseau Azure chez Microsoft.

    La structure de ces accords sert également un autre objectif. Réserver des capacités pour des entreprises de télécommunication comme Telxius est aussi un moyen d’éviter que les autorités de régulation considèrent ces entreprises technologiques américaines elles-mêmes comme des opérateurs de télécommunication, souligne M. Stronge. Or, les entreprises technologiques s’évertuent depuis des décennies, dans la presse comme devant la justice, à faire accepter l’idée qu’elles ne sont pas des opérateurs classiques tels que les groupes de télécommunication – ce qui les obligerait à devoir se conformer à des milliers de pages de réglementations propres à ce statut.

    « Nous ne sommes pas un opérateur, nous ne vendons pas notre bande passante pour gagner de l’argent, affirme M. Salvadori. Nous sommes et continuerons d’être un acheteur majeur de capacités sous-marines là où elles sont disponibles, mais là où elles ne le sont pas et où nous en avons besoin, nous sommes très pragmatiques, et nous investirons s’il le faut. »

     

    La collaboration des Big Tech avec des concurrents dans les infrastructures Internet sous-marines compte une exception. Google est le seul des géants technologiques à être déjà le propriétaire exclusif de trois câbles sous-marins différents, et ce nombre devrait être porté à six d’ici à 2023 selon TeleGeography.

    Google n’a pas souhaité préciser s’il partageait ou partagerait les capacités de ces câbles avec une quelconque autre entreprise.

    Google construit ces câbles détenus et exploités en exclusivité pour deux raisons, explique Vijay Vusirikala, responsable principal de l’ensemble des infrastructures de fibre terrestre et sous-marine du groupe. D’abord, l’entreprise en a besoin pour assurer ses propres services, tels que son moteur de recherche et YouTube, de manière rapide et réactive. Ensuite, l’objectif est d’obtenir un avantage dans la conquête de clients pour les services de cloud.

    Toutes ces évolutions en matière de propriété des infrastructures d’Internet reflètent ce que nous savons déjà de la domination des plateformes en ligne par les géants de la tech, note Joshua Meltzer, membre émérite de la Brookings Institution spécialisé dans le commerce numérique et les flux de données.

    La capacité de ces entreprises à assurer leur intégration verticale depuis les infrastructures physiques de l’Internet leur permet de réduire leurs coûts, qu’il s’agisse du fonctionnement du moteur de recherche Google, des réseaux sociaux de Facebook ou des services de cloud d’Amazon et de Microsoft. Elle accroît en outre leur avantage concurrentiel par rapport à tout rival potentiel.

     

    « Il faut comprendre que cet investissement ne fera à terme que renforcer leur domination dans leurs secteurs, parce qu’elles sont en mesure de fournir des services à des prix toujours plus bas », observe M. Meltzer.

    (Traduit à partir de la version originale en anglais par Anne Montanaro)


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    Freud ou Lacan?

    «Changer de nom ne suffit pas à résoudre tous ses problèmes»

    La psychanalyste Elisabeth Roudinesco est réservée sur le texte, la philosophe Sylviane Agacinski franchement hostile

    Elisabeth Roudinesco et Sylviane Agacinski 18/01/2022 Lombard
    Elisabeth Roudinesco et Sylviane Agacinski.
    Sipa Press

    Un « état civil à la carte », c’est le risque majeur que soulèvent plusieurs philosophes, psychanalystes ou sociologues à propos de la réforme du changement de nom que l’Assemblée examine à partir de mercredi. Inquiets, non pas des modifications administratives qu’elle entraînera sur les registres des mairies, mais de ses bouleversements sous-jacents, allant même jusqu’à les situer sur un terrain anthropologique.

    Sollicitée par l’Opinion, la philosophe Sylviane Agacinski, très sévère, déplore « un terrible démontage du droit civil ». « L’état civil, c’est l’institution de la personne dans son identité sociale, son inscription symbolique dans une généalogie, un ordre qui ne dépend pas d’elle, poursuit l’auteure de L’homme désincarné. Du corps charnel au corps fabriqué (Gallimard, Tracts, 2019). Avec le choix de son nom, on ferait de chacun un sujet-roi, comme dit Pierre Legendre (historien du droit psychanalyste et fondateur du Laboratoire européen pour l’étude de la filiation). Comme si chacun pouvait décider de la loi commune. »

    Elisabeth Roudinesco est, elle, « favorable à une simplification, défavorable à un changement permanent ou pour convenance personnelle ». « La loi actuelle permet déjà beaucoup. A une femme mariée de garder son nom, aux parents de choisir quel patronyme ils souhaitent transmettre à leurs descendants, aux personnes qui le souhaitent d’utiliser un pseudonyme ou de relever un nom voué à disparaître », souligne la psychanalyste qui a écrit Soi-même comme un roi, Essai sur les dérives identitaires (Le Seuil, 2021). Les mineurs devraient être exclus du champ du texte, dit celle qui, en général, juge que ces questions (changement de nom, de genre) devraient attendre la majorité : « Un enfant, pris dans un conflit familial, peut accepter le changement puis le regretter adulte et le reprocher à ses parents ».

    « Nous assistons au carrefour de plusieurs processus : la détraditionnalisation, l’émancipation des femmes et l’essor toujours plus important de l’individualisme »

    « Légèreté ». Elisabeth Roudinesco estime en revanche qu’« il ne faut pas se mettre à hurler à la disparition du père et à la fin de la famille ». Il convient, selon elle, de dissocier le concept lacanien de la fonction symbolique du père qui donne son nom (et qui insère son « non » dans la relation entre la mère et l’enfant) de la réalité. Au passage, la psychanalyste rappelle que la moitié des foyers français sont des familles recomposées.

    Chroniqueur à l’Opinion, l’essayiste Hakim El Karoui regrettait récemment que « l’on touche au fondement anthropologique de nos sociétés avec autant de légèreté ». « En annulant le père physiquement (la PMA) et symboliquement (le changement de nom au gré des préférences des enfants), le législateur, au nom de la liberté individuelle, rend le concept de famille inopérante », dénonçait-il. « Nous assistons au carrefour de plusieurs processus : la détraditionnalisation, l’émancipation des femmes et l’essor toujours plus important de l’individualisme », analysait pour sa part fin décembre dans Marianne le sociologue Gérard Neyrand, spécialiste de la parentalité et de la famille.

    « La problématique posée par cette proposition de loi, résume Elisabeth Roudinesco, est l’ambition de vouloir tout choisir et l’idée qu’en abandonnant son nom de naissance, on réglera tous ses problèmes d’identité