La partie la plus visible du manège de Lassen L., qui était surveillé comme le lait sur le feu par les douanes depuis début 2010, donnera au dossier son surnom d’affaire « des pavés le CUB ». Les douaniers soupçonnent en effet ce cadre sorti du rang de la Moter de s’être mis en cheville notamment avec des entreprises du Lot-et-Garonne pour détourner et revendre des pavés issus de chantiers de la CUB où la société, fondée par l’ancien maire du Cap-Ferret Robert Cazalet avant d’être rachetée par Eurovia (groupe Vinci), était particulièrement active.
1,5 million de cadeaux
Mais les découvertes des enquêteurs vont aller bien au-delà et vont mettre à jour un système généralisé dans lequel une grande partie des chantiers menés sous l’ère Juppé-Feltesse, et, en premier lieu, la construction du tram, semblent entachés de pratiques douteuses. Au cœur du dispositif, un arrosage en règle des agents de la CUB chargés de contrôler les travaux. Voyages, séjours paradisiaques, électroménager, emplois pour des membres de la famille, travaux à l’œil dans leurs domiciles… Rien n’était trop beau pour s’attirer les bonnes grâces des fonctionnaires chargés de s’assurer que les travaux respectaient les cahiers des charges.
TRAVAUX TRAMWAY CENON A BORDEAUX - PETIT Claude (CENON)Les douanes ont identifié une vingtaine de bénéficiaires réguliers de ces largesses au sein de la CUB. Six d’entre eux ont reconnu avoir, en échange, accepté de fermer les yeux sur des métrés non conformes, rendant possible des surfacturations de 5 à 20 % des chantiers. Deux chefs de service sont poursuivis pour avoir, en plus, divulgué en douce des informations à des responsables d’entreprises pour leur permettre d’ajuster leurs offres sur les marchés publics voire de s’entendre entre eux avant de soumissionner. L’un des deux fonctionnaires est soupçonné d’avoir transmis des informations à cinquante reprises !
Dommages et intérêts
Aux agents ayant plaidé coupable, la collectivité a déjà réclamé des dizaines de milliers d’euros de dommages et intérêts. « La question est pourtant de savoir ce qu’a fait la CUB pour protéger ses agents des pressions des entreprises », souffle Me Saad Berrada, l’un des avocats des contrôleurs condamnés. Dès 2007, une note interne pointait en effet les manœuvres suspectes entre fonctionnaires et entreprises. Mais elle semble être restée lettre morte, jusqu’à ce que l’affaire éclate quelques années plus tard.
« La question est de savoir ce qu’à fait la CUB pour protéger ses agents des pressions des entreprises »L’installation du rail central, en mars 2003, place Pey-Berland.
Au cœur du dispositif présumé, alimentée par un circuit complexe de fausses factures et de rétrocommissions, la société Matériaux Filliatre, un fournisseur du BTP aujourd’hui liquidé, est soupçonnée d’avoir servi de grand magasin dans lequel le BTP, notamment sous l’impulsion de Lassen L., puisait les présents destinés à entretenir le système. Les enquêteurs estiment qu’en dix ans, la société a libéré plus d’1,5 million d’euros de « cadeaux ». Ceux-ci auraient servi à mettre de l’huile dans les rouages des marchés publics, soit pour corrompre des fonctionnaires ou des cadres de sociétés concurrentes, soit pour enrichir certains responsables de chantiers.
« Un sinistre judiciaire »
Cette possible corruption d’habitude ne couvre toutefois pas les hypothèses les plus hautes émises par les enquêteurs au début de l’enquête. La piste de financements politiques avait été éveillée par la découverte, lors d’une perquisition, que des informations sensibles sur les travaux du tramway avaient été fournis à un ancien chef de Moter par un ancien membre du groupe communiste de la CUB. Les enquêteurs avaient par ailleurs été intrigués par la présence, dans la galaxie des marchés de la CUB, de la société Hogos-Inefco (qui proposait des prestations de lobbying au moment des appels d’offres) dont le fonctionnement pouvait se rapprocher d’autres sociétés citées dans des affaires judiciaires visant des financements politiques. Mais ni la perquisition du siège du PCF à Paris, ni l’audition de l’ancien trésorier du parti n’ont permis d’étayer ces soupçons qui n’ont pas débouché sur des poursuites. Dans ce volet politique, le fils de l’ancien président du Conseil départemental de Gironde, Nicolas Madrelle, un temps mis en examen, a finalement bénéficié d’un non-lieu.
Procédure interminable
Faut-il voir dans ces développements une explication à la durée anormalement longue de cette procédure ? « On a le sentiment d’un dossier dans lequel on cherchait quelque chose d’énorme qui a fait pschitt. Finalement, on se raccroche à des lampistes », pense Me Arnaud Dupin, l’avocat des deux chefs de service de la CUB. « Nous sommes face à un sinistre judiciaire sans comparaison. On a cru au départ qu’on allait ébranler le Landerneau bordelais. Mais dans sa gourmandise, la justice s’est étouffée et des gens sont restés mis en cause pendant treize ans, parfois sans même être entendus », tacle Me Jean Gonthier, l’avocat d’un responsable de Fayat. « Une justice qui dure autant perd de son sens », s’est borné à commenter pour sa part Me Jean-Felix Luciani, l’avocat du cadre de la Moter qui fait figure de principal prévenu dans le dossier.
Faut-il voir dans ces développements une explication à la durée anormalement longue de cette procédure ?
L’audience, qui devrait s’étaler sur une quinzaine de jours, pourrait se tenir courant 2025 et promet d’être houleuse. Après l’affaire Seurot, il s’agira du deuxième grand dossier de corruption autour des chantiers pharaoniques dans l’agglomération bordelaise entamés à la fin des années 1990 sous l’impulsion d’Alain Juppé.