"Réunion de crise" ce mardi 7 février au Centre régional d'information et de prévention du sida d'Ile-de-France (Crips). Depuis une semaine, l'ambiance au sein de cette association francilienne de prévention des risques sexuels s'est fortement dégradée. En cause, l'interdiction donnée aux animateurs d'utiliser une bande dessinée sur laquelle ils avaient l'habitude de s'appuyer pour faire de la prévention auprès des adolescents de la région.
Intitulée "La sexualité et nous" (, la BD servait pourtant depuis 2014 de support pédagogique aux interventions du Crips dans les collèges et lycées franciliens : les intervenants l'apportaient puis la laissaient à libre disposition des élèves. L'idée étant évidemment de rendre les sujets abordés plus accessibles aux ados.
"Crispation de certains élus de la région"
Mais début février, la direction de l'association a fait savoir à ses salariés que la brochure illustrée d'une trentaine de pages allait bientôt passer à la trappe. Au grand étonnement de ces derniers, qui savent pourtant que l'outil "ne posait aucune problème et était prisé par les jeunes", comme en témoigne l'un d'entre eux auprès de Marianne. Las, au cours d'une réunion interne au Crips, comme le montre un compte-rendu datée du 2 février que nous nous sommes procuré, le directeur Gabriel Féménias fait état de "crispation de certains élus de la région sur cette brochure".
Logiquement, au vu des justifications avancées, les auteurs du compte-rendu du Conseil d'administration crient à la "censure d’un outil de prévention en santé sexuelle", ce qui "pose de gros problèmes éthiques dans (leur) démarche d’intervention en promotion de la santé". Contacté par Marianne, le président du Crips, Jean Spiri, nie en bloc. Selon cet élu régional Les Républicains (LR), les employés de la structure ont simplement "mal compris". Prétextant d'un "consensus" général, il juge que la BD est devenue "insatisfaisante" et ne voit donc pas "d'intérêt à la rééditer". Mais les regards se tournent tout de même vers la majorité arrivée au pouvoir en Ile-de-France il y a justement un an, et qui n'a jamais caché sa volonté de remettre en cause les politiques de prévention sexuelles existantes.
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Egalement joint par Marianne, le cabinet de la présidente de la région Valérie Pécresse dément l'accusation : "De grâce, ne criez pas à la censure ! Le Crips n'est pas un musée, on peut quand même y faire évoluer les choses !" Mais alors, des élus de droite ont-ils vivement conseillé au Crips de jeter sa BD aux oubliettes ? "Ce n'est pas le rôle de la présidente de région de dire ce qui doit être écrit ou pas", souligne le cabinet, confirmant néanmoins qu'une "inflexion est souhaitée pour dépolitiser le sujet" de la prévention sexuelle… Dépolitiser, joli choix des mots pour qualifier la remise à plat du sujet par la nouvelle majorité ! "Il est normal que le Crips écoute tout le monde dans la majorité régionale", assume-t-on encore chez Valérie Pécresse. A savoir : "Les élus Les Républicains, UDI ou les quelques élus Sens commun".
"Prime donnée aux couples homosexuels"
Sens commun, c'est cette émanation politique de la Manif pour tous qui s'est greffée à la majorité de droite aux régionales de 2015. Son vice-président Arnaud Le Clere, élu régional, siège justement au conseil d'administration du Crips. Et il n'hésite pas à la parenté du retrait de la brochure. Il s'en explique auprès de Marianne, arguant que la bande dessinée posait "un problème global dans la manière d'aborder les choses". "La sexualité et nous" serait notamment "trop libertaire" dans son approche. La partie sur la pornographie, en particulier : Arnaud Le Clere la trouve "provocante".
L'objet de ce malaise, ce sont les pages 24 à 27, intitulées "Le porno". Après deux planches de dessins mettant en scène avec humour deux ados découvrant une vidéo sur un YouPorn imaginaire ("Usex"), deux autres pages de texte simple expliquent aux adolescents que dans les films porno, "les femmes apparaissent comme des objets sexuels et les hommes comme tout puissants", précisant : "C'est du cinéma". "Dans la vie, rassurent les auteurs, tu n'es pas obligé de durer longtemps ni forcé d'atteindre l'orgasme". Et de répondre à la question que peuvent se poser les plus culpabilisés : "Chaque personne est libre de consulter des sites ou des magazines pornos… à condition d'être majeur-e !" Le tout illustré par une brochette de pénis érigés de toutes tailles, histoire de montrer que tout les garçons n'ont pas à être des étalons de porno.
Page 26 du chapitre "Le porno" de la brochure "La sexualité et nous"
Mais ça, ça ne passe pas pour Arnaud Le Clere : "Est-ce que sensibiliser un jeune sur les dangers du porno c'est lui mettre cinq sexes comme ça sur une page comme dans la BD ?" Et de dénoncer "un parti pris idéologique" qui "tronçonne" la sexualité en thématiques, manquant selon lui de "cohérence" dans le traitement de certaines, comme la masturbation ou l'orientation sexuelle… Oui, car la BD traite aussi des "préférences sexuelles", dans un chapitre, là encore, écrit pour rassurer les ados qui se poseraient des questions sur leur orientation : "Autour de toi, tu peux rencontrer deux hommes ensemble, deux femmes ensemble, ou encore un homme avec une femme et une femme avec un homme". Malheur ! Voici que la hiérarchie traditionnelle des couples est inversée ! "Cette prime donnée aux couples homosexuels, ce n'est pas objectif", proteste l'élu de Sens commun.
Pages 37 et 38 du chapitre "Préférences sexuelles" de la brochure "La sexualité et nous"
Une BD trop "hot" pour les jeunes des quartiers ?
Que proposent donc les élus de droite qui ont fait part de leur "crispation" autour de cette BD ? "Il faut manier la sexualité avec délicatesse. Si on y arrive avec un bâton et un martinet, ça ne va pas aller vers l'épanouissement des jeunes, plaide encore Arnaud le Clere. La sexualité n'est pas un catalogue de pratiques, de positions. Si on dit que la sexualité est un outil pour se faire plaisir, c'est une façon dévoyée d'en parler. Et après, il ne faut pas s'étonner des sujets de harcèlement dans les collèges…"
La vision pour le moins traditionnelle d'Arnaud Le Clere a manifestement primé sur les autres. Vice-présidente chargée de la Santé, de l'Action sociale et de la Famille auprès de Valérie Pécresse, Farida Adlani (UDI) nous affirme toutefois : "Je n'ai subi aucune pression". "La voix de Sens commun vaut autant que celle des autres au sein du conseil d'administration du Crips", évacue-t-elle. Faisant mine d'oublier au passage qu'Aides est une ONG (de lutte contre le sida) tandis que Sens commun est un… mouvement politique. Pour justifier la remise en cause de la fameuse BD, Farida Adlani explique que celle-ci se fait dans un cadre plus large : un comité d'auditions piloté depuis septembre dernier par Vincent Roger (LR), nommé par Valérie Pécresse avec la mission de réformer l'ensemble de la politique francilienne de santé jeunesse.