Agriculture biodynamique : « Nous dénonçons les liens entre la recherche publique et un mouvement philosophico-religieux »
Une soixantaine de scientifiques et d’agriculteurs s’alarment de l’infiltration de l’anthroposophie dans des instituts comme l’Inrae et le CNRS.
L'agriculture contemporaine déchaîne les passions. L'encre coule pour dénoncer les problèmes liés aux pesticides, aux OGM et à la surconsommation carnée. Dans ce déferlement brûlant d'arguments, une agriculture prend de plus en plus de place dans l'espace associatif, médiatique et même institutionnel*.
De fait, l'agriculture biodynamique, considérée comme plus bio que bio par ses promoteurs – utilisation de quantités moindres d'intrants par rapport à l'agriculture biologique notamment –, est parvenue à faire oublier au grand public ses fondements réels et ses pratiques magiques.
La biodynamie a été théorisée par Rudolf Steiner en 1924. Celui que certains décrivent comme un philosophe est également à l'origine de l'anthroposophie, un mouvement occulte directement inspiré de la théosophie – dogme agrégeant plusieurs croyances religieuses – d'Helena Blavatsky.
Influence de la Lune
L'anthroposophie postule par exemple que la Terre et les humains se réincarnent, que notre monde est traversé par des énergies cosmiques qui agissent sur des « corps subtils » – éthériques ou astraux. Tout cela régirait la vie sur Terre, la santé humaine, la hiérarchisation de supposées races humaines et la pousse des plantes.
L'agriculture biodynamique s'inscrit explicitement dans les concepts ésotériques et occultes de l'anthroposophie. D'ailleurs, parmi les concepts ésotériques de ce courant de pensée, nous pouvons citer les célèbres « préparations biodynamiques ». Les préparations 502 et 505 par exemple sont obtenues en fourrant des vessies de cerf et des crânes d'animaux domestiques avec respectivement des fleurs et des écorces de chêne, selon le cahier des charges Demeter. Les préparations sont ensuite diluées pour donner, selon les préceptes de la biodynamie, une « information » au sol, aux feuilles ou au compost.
Cette pensée est proche du concept de la « mémoire de l'eau » parfois invoquée pour donner des fondements théoriques à la pratique de l'homéopathie. La biodynamie postule également d'une influence de la Lune et des planètes lointaines sur les cultures. Toutes les allégations spécifiques à la biodynamie relèvent du domaine des pseudosciences.
Le dernier rapport de la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) annonce un nombre de saisines concernant l'anthroposophie égal à celui de la scientologie et maintient ainsi une vigilance quant à une potentielle emprise mentale.
Esprit critique
Nous, citoyens, chercheurs, enseignants, agriculteurs, dénonçons publiquement la position ambiguë de certaines institutions publiques vis-à-vis de cette agriculture particulière dont les fondements relèvent de croyances ésotériques et mystiques.
Ainsi, du 19 mars au 7 mai, se tiendra une série de conférences à l'initiative du Mouvement pour l'agriculture biodynamique (MABD) au cours desquelles interviendront des chercheurs de l'Université de Strasbourg, du CNRS et de l'Inrae**.
Nous dénonçons ici les liens contradictoires entre le monde de la recherche publique et un mouvement philosophico-religieux. L'intervention de chercheurs, dont certains ont déjà collaboré ou signé des articles à prétention scientifique avec des anthroposophes, exerçant, qui plus est, au sein de grands instituts de la recherche publique française, permet de douter de la place de l'esprit critique au sein de ces institutions et impacte clairement leur crédibilité vis-à-vis du grand public.
Anges, gnomes et salamandres
En effet, nous nous interrogeons sur les références peu claires à la physique quantique et plus particulièrement à la conscience quantique dans un article académique en sciences sociales pour « permettre un dialogue constructif entre les sciences académiques et les praticiens de l'agriculture biodynamique »***. L'utilisation de la science ne sert ici qu'à donner un vernis de scientificité à des concepts pseudoscientifiques.
Nous nous interrogeons également sur l'utilisation de la spiritualité via l'agriculture biodynamique pour « "réenchanter" l'agriculture, de manière comparable et complémentaire aux savoirs autochtones » dans un autre article académique.
Les résumés de ces conférences, données à l'occasion du centenaire du « cours aux agriculteurs » de Rudolf Steiner, nous permettent d'avoir un aperçu assez clair du contenu. Aussi, vous pourrez entendre parler de :
« La théorie de la connaissance qui sous-tend l'approche steinérienne de la biodynamie. »
« La biodynamie interroge en profondeur les cadres et présupposés de la systémique agraire. »
« L'enjeu de la biodynamie serait ainsi "la réanimation du monde" au double sens vitaliste et spirituel de l'expression. »
« Nous avons ainsi montré que l'immunité de la vigne est à la fois plus active et plus réactive aux stress du climat et des maladies lorsqu'elle est cultivée en conduite biodynamique. »
« Influences lunaires et cosmiques sur la vie des plantes : voyage au cœur d'une controverse. »
Nous dénonçons ainsi l'utilisation de référence à des instituts de recherche tels que l'Inrae et le CNRS, ainsi que l'Université de Strasbourg et des instituts de recherche européens dans le but d'apporter une caution scientifique à l'agriculture biodynamique. Nous ne contestons pas la pratique de l'agriculture biodynamique, chacun étant bien sûr libre de ses croyances.
Nous ne contestons pas l'étude et la recherche portant sur l'agriculture biodynamique dès lors que ces études s'éloignent et se détachent de l'influence de l'anthroposophie et portent un regard objectif mais critique sur celle-ci. Mais nous contestons l'utilisation de la science comme tentative de légitimer une pratique non scientifique.
*Alim'agri, journal édité par le ministère de l'Agriculture, 2019, p58-59.
**Webinaire Recherche, Science & biodynamie.
***C. Rigolot, Quantum theory as a source of insights to close the gap between Mode 1 and Mode 2 transdisciplinarity : potentialities, pitfalls and a possible way forward. Sustain Sci, 2020. 7 C. Rigolot, M. Quantin, Biodynamic farming as a resource for sustainability transformations : Potential and challenges, Agricultural Systems, 2022.
****Message des êtres élémentaires, Karsten Massei, 2022.
Les premiers signataires de cette tribune : Catherine Regnault-Roger, professeur des Universités émérite, membre de l'Académie d'agriculture de France et de l'Académie nationale de pharmacie ; Léon Guégen, directeur de recherches honoraire Inrae, membre émérite de l'Académie d'agriculture de France ; André Fougeroux, membre de l'Académie d'agriculture de France ; Patrick Vincourt, ex-directeur Inrae ; Guillaume Lecointre, professeur du Museum national d'Histoire naturelle ; Christophe De La Roche Saint-André, chercheur CNRS (CRCM) ; Cyril Gambari, enseignant de biologie-écologie, lanceur d'alerte sur l'agriculture biodynamique ; Richard Monvoisin, didacticien des sciences, Université Grenoble-Alpes ; François-Marie Bréon, chercheur physicien-climatologue ; Jacques Blondy, ingénieur agronome ; Karine Lacombe, chercheuse et enseignante, Sorbonne Université… Retrouvez l'intégralité des signataires ici.