La proposition d’instaurer un revenu universel d’existence est devenue enfin audible. Mieux : elle est la seule proposition concrète, dans l’ensemble de l’offre politique de la campagne présidentielle, qui suscite un élan positif, ou au moins de l’intérêt de tous. L’idée de revenu universel, parce qu’elle est clivante, permet aussi de dire que oui, la gauche, ça existe - alors que beaucoup n’y croyaient plus. Car la gauche, la vraie, n’a jamais disparu ; elle ne se définit pas par des institutions, ni des personnes ni des gouvernants, mais par une pratique et une exigence d’égalité et de justice. La proposition de Benoît Hamon a tout simplement rappelé qu’on n’est pas «de gauche» par nature ou qualité intrinsèque : on travaille, constamment, à le devenir.
L’idée de revenu universel nous rappelle que l’individu a droit, en tant que membre de la collectivité humaine, à des conditions minimales de vie digne. A ce titre, elle vaut comme principe de réorganisation globale. C’est aussi la réalisation, la mise en société d’un principe éthique - de solidarité et de responsabilité vis-à-vis des plus pauvres, des plus démunis, des vulnérables. Et elle propose d’assurer une forme de liberté aux individus - les jeunes tout d’abord - soumis par les systèmes de protection sociale actuels à la dépendance vis-à-vis du «chef de famille», lui-même vivant sous contrainte du monde capitaliste. Rappelons que le droit à vivre décemment était défini par l’économiste Amartya Sen en termes de capabilités, de réalisation des libertés et de l’égalité, principes que nous affichons, mais de façon au fond hypocrite. Car la liberté n’est rien si on ne peut l’exercer faute de moyens ; l’égalité n’est rien, ou pire si on ne combat pas, et constamment, pour des voix et droits réellement égaux pour tous.
L’idée du revenu universel est ainsi le signal d’un véritable espoir ; elle rompt avec une vision basse et pessimiste de la nature humaine, égoïste et sécuritaire, et avec un modèle viriliste de l’emploi et du travail (du breadwinner), envolé avec le leurre du plein-emploi, au profit d’un droit individualisé à une vie vivable. Cela passe aussi par un travail décent, une exigence étroitement liée à la réflexion sur le revenu universel et qui rejoint la revendication féministe de l’éthique du care : la valorisation des activités invisibles qui rendent la vie possible.
Intégrer le care, le souci d’autrui, dans la réflexion sur le revenu universel est à la fois une évidence - le but politique et éthique, l’espoir est bien d’assurer une vie décente et vivable -, mais c’est un vrai défi, car la reconnaissance du travail de care, sous-payé et sous-évalué, fait partie des enjeux majeurs de la société du XXIe siècle. Cela nécessite de dévoiler la tromperie d’une «valeur travail» construite sur un déni de la masse des invisibles, relégués dans les coulisses d’un monde du travail qui veut les ignorer, et qu’ils soutiennent, pourtant, en assumant toutes les tâches que nous rangeons dans le registre du «sale boulot» : nettoyer inlassablement les lieux et les corps, évacuer les déchets et les souillures, mais aussi contribuer par une multitude de savoir-faire discrets à l’excellence des corps performants.
Cela nécessite aussi de veiller à la place du travail domestique, longtemps considéré en France comme une «occupation» ou un non-travail, voire un «loisir». Prendre en compte le care, et donc le travail du care, c’est comprendre un ensemble de transformations sociales, comme la féminisation des migrations transnationales pour répondre aux besoins toujours croissants de prises en charge des personnes très âgées ou dépendantes, mais aussi les transformations des modes capitalistes d’organisation du travail et leurs formes de délégations en cascade… en somme, transformer notre vision du travail aussi en faisant apparaître des tâches et des personnes dévalorisées comme indispensables au fonctionnement ordinaire de notre monde.
Car on aurait lieu de craindre, dans la mise en place d’un revenu universel, un nouveau (et particulièrement pervers) déni du care - qui en absorbant dans un «revenu d’existence» les activités fondamentales nécessaires à la vie, les jetterait avec l’eau du bain et les renverrait à nouveau dans le non-travail, le «sale boulot» ou le dévouement généreux (des femmes, et notamment celui des femmes venues du Sud qui viennent l’assurer).
Pour éviter ça, il est essentiel d’assumer jusqu’au bout le changement de paradigme moral et politique que constitue le revenu universel, et de ne pas y voir une simple «mesure» à financer. Son intérêt est de proposer une nouvelle base pour la discussion sur le travail et son statut dans notre société, non viriliste, plus réaliste ; pour la discussion sur le travail et son statut dans notre société. C’est oser dire, enfin, que l’emploi va manquer, nous en avons la preuve tous les jours. C’est prendre en compte le réel et chercher des solutions qui ne soient pas construites sur la reviviscence du mythe des Trente Glorieuses. Ces solutions doivent être inventées collectivement, à partir d’une conception du travail élargie aux activités domestiques et de care, aux nouvelles formes de travail invisible (digital labor sur le Net)… à partir d’une conception du travail qui refuse d’en faire l’outil de l’exclusion des personnes vulnérables. Il s’agit de reconnaître, avec la dignité des citoyens, leur capacité, y compris en situation de grande précarité, à déterminer ce qui est bon pour eux et elles, et notamment, comme dans l’opération GiveDirectly (1), à utiliser leur revenu.
Pour le moment, le revenu universel est discuté avec des experts, qui en évaluent gravement la faisabilité et le coût, des politiques, qui en font (et tant mieux !) un argument électoral. Il reste à mener jusqu’au bout la révolution épistémologique, éthique et politique du revenu universel, qui est indissociable de la démocratisation de la démocratie et de l’inclusion dans la vie politique. Car garantir des conditions de vie vivable à chacun, c’est afficher et mettre en œuvre la capacité politique de tous, dire que la politique est à inventer collectivement, et pas un outil aux mains d’experts et d’intérêts privés. C’est refuser toute règle qui fixe le périmètre de ceux qui ont le droit de prendre part de façon légitime à la vie publique, c’est inclure dans la discussion sur le travail celles et ceux qu’elle concerne : les jeunes, les aidants proches, les travailleurs sans papiers, les personnes en grande pauvreté, les marginaux, les personnes handicapées ou souffrant de maladies psychiques. C’est affirmer enfin que la citoyenneté ne se mérite pas, mais se définit par la participation à un avenir ensemble.
(1) www.givedirectly.org
Sandra Laugier Professeure à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, animatrice du "laboratoire d'idées" de Benoît Hamon , Pascale Molinier Professeure à l'université Paris-XIII-Sorbonne-Paris-Cité