« Monsieur Poincaré et le gouvernement à Bordeaux « : le gros titre fait la une de l’édition du soir de « La Petite Gironde «, le 4 septembre. Pour la deuxième fois de son histoire après 1870, Bordeaux devient la capitale temporaire de la France, avant de l’être de nouveau en 1940.
L’Histoire mondiale s’écrira à Bordeaux.
En dépit des nouvelles lénifiantes distillées par le journal, au nord, c’est la catastrophe. Les Allemands acculent Français et Britanniques au retrait et menacent Paris et la République : il faut organiser la contre-offensive. « Il est indispensable que le gouvernement demeure libre d’agir «, justifie le président, Raymond Poincaré. L’Histoire mondiale s’écrira donc à Bordeaux.
La victoire de la première bataille de la Marne s’organise depuis Bordeaux
Lugubre, le bruit de l’exil courait depuis le 29 août. Le 3 septembre à 11 h 59, le président de la République, sa femme et ses ministres arrivent en gare Saint-Jean à bord d’un train spécial. Sur le quai, des officiels dont Olivier Bascou, le Préfet, quelques curieux et le journal qui couvre l’événement. Poincaré et Madame remontent en voiture le cours Saint-Jean (aujourd’hui cours de la Marne), et gagnent la Préfecture, rue Vital-Carles, sous les vivats de la foule. Les parages du nouveau Palais de la Présidence sont sûrs : le Préfet a diligenté une enquête pour s’en assurer. Seule, une maison de prostituées aurait pu l’inquiéter : il semble qu’elle l’ait plutôt rassuré…
Bordeaux, cœur battant de l’information… Et de la censure.
Le quotidien détaille avec excitation : René Viviani, le président du Conseil, s’installe à la mairie, Aristide Briand, le ministre de la Justice, au Palais de Justice, le ministre de l’Intérieur, rue Esprit-des-Lois, celui de la Guerre, Alexandre Millerand, à la Faculté des Sciences, cours Pasteur… Diplomates, généraux et parlementaires escortent tout ce beau monde, avec la Banque de France. Quant au Sénat, il siège à l’Apollo-Théâtre, rue Castelnau-d’Auros et la Chambre des députés, à l’Alhambra-Théâtre, rue d’Alzon, sous les yeux des curieux.
Bordeaux devient en même temps le cœur battant de l’information… Et de la censure. Le quartier de la rue de Cheverus, c’est Wall Street : la presse nationale, du « Temps « au « Matin «, y emménage avec le très britannique « Daily Mail «. Mais, dès le 5 septembre, « La Petite Gironde « avertit : finis les gros titres, interdits par « l’autorité militaire « qui interdit aussi aux « vendeurs de crier sur la voie publique et d’annoncer les nouvelles qui sont contenues dans le journal «. Reine du marketing, elle met aussi en vente une « Carte des frontières du Nord et de l’Est en sept couleurs «. Pour 30 centimes, on y suivra les batailles quotidiennes. À voir… Que comprendre à l’offensive lancée dans la Marne par Joffre, le 6 septembre, avec les seules brèves officielles ? Jusqu’au miracle de la « Victoire de la Marne «, à la une le 13 septembre, rien ne filtre, pas même l’entrée triomphale des dragons de Libourne à Château-Thierry, le 7.
Organisée depuis Bordeaux, l’une des batailles les plus meurtrières de la guerre, sauve la France du désastre et le gouvernement regagne Paris en décembre. Mais, devenue mondiale, la guerre durera quatre ans et fera 1,4 million de morts : l’horreur de la « boucherie « des tranchées amputera la Gironde de 2,5 % de sa population.
Les délices des vapeurs d’essence
29°C. En Gironde, ce début septembre est beau et chaud. Dans le sillage du gouvernement, les réfugiés débarquent en quelques heures. Il y en aura jusqu’à 30 000, dont la jet-set parisienne de l’époque et, croit-on savoir, des espions à la solde de l’ennemi. Les hôtels pleins, on réquisitionne les logements. « Castel meublé à louer dans les vignes, 500 F par mois «, « petite maison seule près le Jardin-public, 200 F « : les annonces de « location en garni « se multiplient. La cité bordelaise se rengorge : « Le Matin « loue son « cadre hospitalier, sa douceur de vivre, la beauté de son ciel, sa température clémente, son fleuve majestueux «.
Vue animée de la rue Vital-Carles dans les années 1910.
La Mémoire de Bordeaux Métropole / Collection Francis Baudy
Restaurants et cafés sont bondés, quant au négoce du vin, il se frotte les mains : on écoule à l’envi apéritifs, champagnes et vins, comme ce « vin rouge extra, 9°5, à 20 F l’hectolitre «, en vente aux Grands chais de la Gironde, quai de Paludate.
Les Bordelais sont fiers des belles voitures qui sillonnent la ville : enfin la modernité !
On s’adapte et on travaille mais la guerre hante les esprits. Le 19 août, des prisonniers de guerre sont arrivés à Blaye, les blessés affluent et, au front, les soldats tombent. La solidarité s’organise : à Saint-Loubès, on récolte 2 700 F de dons. Partout on dit des messes. Et si Bordeaux fait des affaires, elle n’oublie pas la guerre. Le port de la Lune sait « concilier hospitalité et souci de l’heure du deuil « !, assure la « Petite Gironde ». De fait, la ville a beau être capitale de la France, les spectacles sont toujours annulés. Qu’importe, d’ailleurs : les « people «, on les croise désormais cours de l’Intendance, aux Quinconces et sur les allées de Tourny, le nouveau QG de promenade qui attire la comtesse de Noailles, les Rostand, Feydeau, les artistes Jane Bloch et Cécile Sorel ou encore le couturier Jean Poiret… Et par-dessus tout, les Bordelais sont fiers des belles voitures qui sillonnent la ville : enfin la modernité ! « La Petite Gironde « s’émerveille même du « ronflement des autos et des vapeurs d’essence que respirent avec délice les promeneurs «…
Dès la fin de la Grande Guerre, en décembre 1918, Bordeaux rebaptisera en décembre 1918 « Victoire », la place de l’Aquitaine, puis, en 1919, « Marne », « Somme », « Argonne », « Verdun » et « Yser » ses grands cours. Cent dix ans ont passé, mais ses rues se souviennent encore qu’elle fut capitale de la France. C’était la fin de l’été 1914… FIN
Dernier article extrait de la série « Un été 1914 », paru initialement dans « Sud Ouest » le 18 août 2014.
Carte postale 1914-1918.
AFP
Le chiffre et le mot
342. C’est le nombre de voitures qui circulaient à Bordeaux en 1905. Il y en avait 21 523 en France dont 4 627 en région parisienne.
Le pinard. Mot d’argot, le pinard désigne le vin. Popularisé par la Grande Guerre, il vient de pinot (cépage). En 1914, la ration réglementaire du soldat est d’un litre par jour. Le vin réconforte dans les tranchées et galvanise avant de partir à l’assaut, de même que la « gnôle « : les vendanges deviennent donc une cause nationale. En Gironde, elles auront bien lieu le 6 septembre, grâce à la main-d’œuvre espagnole et surtout aux femmes dont le journal oubliera pourtant de noter le rôle crucial.