Extrême droite
Le Rassemblement national et les riches, un rempart complexé
Après des années à critiquer la politique fiscale de Macron, le parti lepéniste accumule les votes de mesures libérales dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances. Une volte-face attendue pour la formation favorable aux riches héritiers.
Marine Le Pen et Jean-Philippe Tanguy, le 21 octobre 2024 à l'Assemblée lors de la discussion sur le budget. (Albert Facelly/Libération)
Jean-Philippe Tanguy a l’air embêté. L’examen du projet de loi de finances pour 2025 (PLF) bat son plein, ce vendredi matin, dans l’hémicycle, et la gauche a déposé une série d’amendements visant à rétablir l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en lieu et place de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) instauré par Emmanuel Macron en 2018 pour favoriser les détenteurs de capital. Le numéro 2 du Rassemblement national (RN) à l’Assemblée se sait en fâcheuse posture. Marine Le Pen a longtemps critiqué la suppression de l’ISF, qui aurait «engendré les gilets jaunes, une crise sociale majeure liée au sentiment d’injustice des Français», s’insurgeait-elle encore en juillet 2022. Il serait incompréhensible que le parti d’extrême droite fasse barrage à une mesure de justice fiscale, fut-elle portée par la gauche. En même temps, depuis le début de l’examen du budget, quatre jours plus tôt, l’absentéisme croissant des députés du «socle commun» (députés Renaissance, Modem, Horizons et Les Républicains) a permis aux troupes du Nouveau Front populaire (NFP) d’engranger plusieurs victoires en rehaussant les impôts des plus riches. Bien plus que ne l’aurait souhaité le RN.
Des «taxes zinzin», fustige Tanguy, pris en étau : épargner les plus fortunés en bloquant l’ISF de la gauche ? Ou être amalgamé à cette dernière par la droite et le centre qui dénoncent la «folie fiscale» des «deux extrêmes» ? Le «ni droite ni gauche» du parti lepéniste touche à ses limites. Il faut sortir du bois. Sur l’ISF, donc, le frontiste propose une interruption de séance afin de négocier un compromis. Le RN votera le nouvel impôt si la résidence principale n’entre pas dans son calcul. Inacceptable pour la gauche, qui refuse par principe tout deal avec l’extrême droite et n’imagine pas accorder ce cadeau aux plus fortunés – la résidence fiscale bénéficie déjà d’un abattement de 30 %, ce qui implique que seuls les biens supérieurs à 2,6 millions d’euros soient affectés par la contribution. Autant dire une infime minorité de privilégiés. La négociation est vite vue. Personne ne prend la peine de répondre à Tanguy, qui fait voter ses troupes contre le rétablissement de l’ISF. La mesure est retoquée. La gauche a beau jeu de souligner que c’est le RN qui a sauvé la mise aux macronistes… Une nouvelle fois.
«Dernier rempart d’un bloc bourgeois»
Deux jours plus tôt, les troupes lepénistes avaient déjà sauvé la peau du prélèvement forfaitaire unique (PFU), une autre mesure emblématique du président de la République mise en place dès 2018 dans la même philosophie que l’IFI. Aussi appelée «flat tax», elle avait pour objectif de moins prélever les revenus du capital (en les plafonnant à 30 %) que ceux du travail, pour «favoriser l’investissement». Marine Le Pen l’avait fortement critiquée lors de sa mise en place, dénonçant «des cadeaux aux plus aisés», et proposait depuis de la limiter drastiquement en réservant aux foyers fiscaux gagnant moins de 60 000 euros par an. Mais mercredi soir, volte-face : ses troupes s’opposent à tous les amendements de la gauche et du Modem visant à augmenter le niveau du PFU de 30 % à 33 %, mis en échec par l’addition des rares macronistes présents et des lepénistes mobilisés.
«Le RN soutient littéralement le gouvernement à bout de bras pour pallier un bloc central en totale désintégration, dénonce vendredi, le président insoumis de la commission des Finances, Eric Coquerel. Pour le coup, c’est vraiment eux, dernier rempart d’un bloc bourgeois en déroute, ou nous.» Le parti d’extrême droite, lui… assume. Vendredi, ses députés ajoutent une nouvelle fois leurs voix à celles des libéraux pour rejeter la «taxe Zucman», du nom de l’économiste qui l’a conçue comme un impôt mondial sur les milliardaires (2 % sur le patrimoine des milliardaires résidant fiscalement en France ou y détenant du patrimoine pour un rendement de 13 milliards d’euros). Manque de chance, cette fois, les rangs frontistes se sont dégarnis et la mesure passe. Le député RN de la Somme Matthias Renault en fait le reproche à ses nouveaux alliés de circonstance. «Oui, la gauche vient de faire passer un impôt sur les grandes fortunes. Je m’adresse au bloc central, à vos électeurs qui vous ont confié un mandat. On est payés 7 000 euros par mois pour siéger à l’Assemblée, donc expliquez-vous à vos électeurs», tempête-t-il. Son intervention se retrouve vite sur les réseaux sociaux insoumis, comme une nouvelle démonstration de la collusion entre les deux blocs.
Changements de ton avec Bardella
Quelque chose s’est joué, lors de cette première semaine de débats. «La ligne la plus libérale de l’extrême droite a repris le pas», croit deviner Coquerel, qui rappelle que le RN avait permis, par son abstention en commission, le relèvement de trois points de la flat tax… avant de virer sa cuti, une semaine plus tard en séance. La conséquence d’arbitrages perdus par le numéro 2 de Le Pen à l’Assemblée. «Tanguy a mangé son chapeau sur la flat tax et il lui reste encore un bout à avaler je pense», estime un proche de la direction. L’ancien numéro 2 de Nicolas Dupont-Aignan est bien seul dans le mouvement à défendre un souverainisme sourcilleux, prêt à taxer les grandes entreprises et les grandes fortunes. Pendant sa campagne européenne, Jordan Bardella a singulièrement modifié le ton du parti à l’égard des plus riches. Le plafonnement de la flat tax avait ainsi disparu, et la réforme des retraites voulue par le RN s’était vue conditionnée à un audit des finances publiques… Certes, l’abrogation de la loi de 2023 reste à l’ordre du jour de la niche parlementaire lepéniste, mais en l’absence de relai au Sénat, elle n’a aucune chance d’aboutir. Le parti ne l’ignore pas et se sert surtout de sa proposition de loi pour embarrasser la gauche, qui hésite à la voter – avec un certain succès –, et masquer par un écran de fumée social des votes en faveur des plus hauts revenus.
Comme son abstention, mardi 22 octobre, lors du vote d’amendements de la gauche visant à rendre pérenne la contribution des plus hauts revenus. La mesure, limitée à trois ans dans le texte gouvernemental, visait à assurer une imposition maximale pour les contribuables bénéficiant d’un revenu supérieur à 250 000 euros, pour les personnes seules, et à 500 000 euros pour les couples. «Le gouvernement voulait que ce soit deux ans [en réalité, trois ans, ndlr] et la gauche voulait que ce soit tout le temps, avec le Modem. Nous, on a proposé un compromis à savoir que ce soit jusqu’à la présidentielle, pour qu’on puisse en débattre devant tous les Français», s’est justifié Jean-Philippe Tanguy, noyant ainsi le poisson. Car son parti ne propose pas d’attendre 2027 pour offrir des cadeaux aux plus riches. Jeudi, le RN et l’Union des droites pour la République (UDR), la petite formation d’Eric Ciotti, ont uni leurs voix pour faire adopter un amendement visant à autoriser le don de 120 000 euros par enfant, contre 100 000 euros actuellement. Et ce alors que 87 % des héritages sont inférieurs à 100 000 euros, notait l’Observatoire des inégalités en 2022. Fidèles à leur ligne ultralibérale, les alliés de Marine Le Pen ont aussi déposé un amendement pour faire de passer de 31 865 à 200 000 euros l’abattement appliqué pour une donation des grands-parents à leurs petits-enfants.
«Le NFP veut vous faire les poches»
Rien de nouveau sous le soleil frontiste, qui a toujours été favorable aux riches héritiers. En 2022, la candidate proposait de sortir de sortir de l’assiette imposable les biens immobiliers à hauteur de 300 000 euros, et de permettre les dons défiscalisés de 100 000 euros tous les dix ans, contre tous les quinze ans actuellement. En séance, les députés RN ont naturellement voté contre toute restriction du pacte Dutreil, une mesure datant de 2023 qui porte à 75 % l’abattement sur la transmission des entreprises familiales. Pire : dans son contre-budget, le parti d’extrême droite ambitionnait d’en «élargir les conditions», et de dépenser pour cela la bagatelle de 1 demi-milliard d’euros.
Si la gauche crie à l’imposture sociale, le RN tente de justifier sa philosophie, qui consiste à favoriser «l’enracinement», à «défendre les entrepreneurs» tout en luttant «contre les rentes et la spéculation». Entre deux arbitrages perdus, Jean-Philippe Tanguy rappelle qu’il souhaite multiplier la taxe sur les rachats d’action en la portant à 33 %, dans le but d’éteindre une pratique qu’il juge «immorale». L’addition coûterait un peu moins de 9 milliards d’euros aux actionnaires. Selon les propres calculs du RN, l’impôt sur la fortune financière voulu par Marine Le Pen rapporterait également 3 milliards de plus que l’actuel IFI. Tanguy rappelle également que ses ouailles ont voté la restauration de l’«exit tax», qui pénalise les chefs d’entreprise désireux de transférer leur domiciliation fiscale à l’étranger pour y réaliser une plus-value. Comme le diable se cache dans les détails, l’extrême droite s’est opposée violemment à un amendement du groupe socialiste visant à lutter contre les «culbutes spéculatives» qui consistent à acheter et revendre dans un temps court un bien immobilier en le déclarant comme résidence principale et échapper ainsi aux taxes sur les plus-values. «Le NFP veut vous faire les poches», a dénoncé le député RN de l’Aude Frédéric Falcon, référent du parti sur les questions immobilières, et fer de lance de la défense des propriétaires contre les normes qui empêchent par exemple de louer une passoire thermique. Falcon a aussi partagé un visuel représentant la figure du député PS auteur de l’amendement. Les vieilles méthodes de l’extrême droite en soutien aux spéculateurs.